Essais sur la recherche de la vérité

[Anonymous]



 
Critical edition by Sergio Landucci
For a full account of manuscript sources, see the printed edition:
Studi Settecenteschi, 6, 1984, pp. 23-82.
Electronic version by Gianluca Mori (1996)


Sergio Landucci © 1984-1996







| Préface | Chapitre I | Chapitre II | Chapitre III | Chapitre IV |


 

Préface

Tous les hommes ont une pente naturelle qui les porte à la recherche de la vérité. Mais ils ont peu de moyens pour y parvenir, et à peine même connoissent-ils pour tels ceux qu'ils ont. L'homme naît ignorant et privé de toutes connaissances. Il n'a, pour en acquérir, que ses sens. Aussi ce sont eux qu'il consulte d'abord, et qu'il croit aveuglément. Par cette sorte d'étude, et par l'examen qu'il en fait, il pénètre un peu plus avant qu'il n'avoit fait par la première appréhension. Mais, si par ce moyen il découvre quelques vérités, ce n'est que très imparfaitement, et il y en a une infinité qui luy échapent, de façon qu'il ne retire de cette recherche qu'un essai de vérités qui luy en donne seulement le goût et le désir, sans pouvoir, à beaucoup près, se rassasier. C'est ce qui engage l'homme à faire ses efforts pour pousser ses connaissances plus loin. Il sent que dans toutes ses recherches il n'a de satisfaction qu'à proportion qu'il approche de la vérité, parce que ce n'est qu'à ce point fixe et invariable qu'il est tranquile, reconnaissant que jusques-là il n'a été que d'erreurs en erreurs. Ainsi, donc, plus il trouvera de vérités, plus il sera content, perdant insensiblement cette habitude humiliante où il étoit de se tromper sur tout.

Mais, dans le choix des vérités, il en est d'infiniment plus intéressantes les unes que les autres. Ce sont donc celles-là qui méritent nos premiers soins; et, comme ce sont aussi celles qui sont les plus cachées, nous devons faire tous nos efforts pour les découvrir. Il s'agit d'examiner d'abord quelles elles sont, et les degrés d'intérest que nous y devons prendre. La connoissance de la Divinité est ce qui semble nous frapper d'abord; mais j'ose avancer que, si cette idée se présente à nous comme la première, c'est que l'habitude et l'éducation nous y ont si fort accoutumés qu'elle nous est devenue comme naturelle; et il me semble que celle qui devroit s'offrir la première, et qui est la plus à notre portée, est celle de l'examen de notre nature; car il est vraisemblable que nous devons commencer par tâcher à nous connoître, cette recherche étant plus proche de nous, plus facile, plus intéressante, et pouvant plus aisément et plus sûrement nous conduire aux autres.

Voici donc le plan que je crois que l'homme doit se proposer, et l'ordre qu'il doit suivre dans la recherche des vérités. Comme ses pensées sont le motif de ses actions, il commencera par examiner sa volonté, ses désirs, ses passions, et tâchera de découvrir s'il est maître absolu de penser et de vouloir sans consulter autre chose que luy-même. En second lieu, il examinera la nature de son âme; il en jugera par ses usages, ses propriétés, ses vices, ses actions, enfin par tout ce qui pourra luy tomber sous les sens. Après s'être rendu compte à luy-même de son essence aussi parfaitement qu'il luy aura été possible, il continuera sa recherche dans ce qui est hors de soy; et, comme l'inspection de l'univers est ce qui le frappe le plus sensiblement, il en examinera avec soin l'ordre et l'harmonie, il tâchera d'en découvrir les causes et de pénétrer le dessein de l'Auteur. Alors, suivant ce qu'il aura reconnu, il se portera à la connaissance du premier; il jugera de sa providence par ses desseins, de sa puissance par ses moyens, enfin de sa nature par son ouvrage. C'est ainsi qu'il parviendra à le connaître autant qu'il nous est possible de connoître quelque chose de si éloigné de nous et de si peu proportionné à toutes nos facultés.

Voilà l'ordre que je me suis proposé dans cette recherche, comme celuy qui nous peut guider le plus sûrement; puisque nous commençons par les vérités les plus proches de nous et les plus à notre portée, et que ce n'est que par elles, et comme par degrés, que nous nous élevons à celles qui sont par elles-mêmes trop au-dessus de nous. Si je suis assés heureux dans mes recherches pour découvrir les premières vérités, j'en saisiray avec ardeur toutes les conséquences, persuadé que la vérité est une et qu'elle ne peut jamais conduire dans l'erreur. Je n'ai pas besoin de dire ici qu'il faut rejetter la crainte, les préjugés, les passions, et tout ce qui pourroit nous voiler la vérité. C'est mon premier principe, étant convaincu qu'on ne peut s'égarer tant qu'on n'aura que la vérité pour but, et qu'on ne peut manquer de la reconnoître pour telle dès qu'on l'a une fois découverte.

J'ay donc divisé ce petit traitté en quatre parties, ou chapitres. Dans les deux premiers, j'examineray ce qui concerne la nature humaine, quelle est sa volonté, libre ou déterminée, et l'essence de son âme; dans les deux autres, je sortiray de l'homme, et, commençant par l'examen de l'univers, que nous jugeons être le plus parfait ouvrage de la Divinité, je finiray par les idées que mon examen m'aura données du souverain Estre.




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Chapitre premier

Du libre arbitre

Cette question a été si souvent agitée, et par de si habiles gens qu'il semble qu'il ne reste plus rien à dire sur cette matière. Cependant, comme ce que nous avons de plus recherché sur ce point a pour auteurs des théologiens qui, regardant cette proposition seulement comme accessoire à leur sistème, ne l'ont traitée que conformément a leurs idées et n'ont soutenu le pour et le contre qu'autant qu'il pouvoit aider ou nuire à leurs opinions, il nous reste à la traiter en philosophes et, en connaissant toute l'importance, à la considérer par elle-même et comme notre unique objet; puisque, outre que c'est celle que nous avons établie pour la baze de toutes les vérités que nous cherchons, on peut encore assurer avec vérité que c'est, de toutes les questions de philosophie, celle dont on peut tirer le plus de conséquences, et les plus essentielles pour la conduite de la vie.

La première idée qui se présente à l'homme, lorsqu'il se consulte luy-même sur la liberté de sa volonté, est de croire qu'il est le maître absolu de penser ce qu'il veut. C'est, dit-il, ma seule volonté qui engage mon âme à s'appliquer aux objets qu'elle luy présente; c'est elle qui par ce moyen détermine toutes mes actions, et force mon corps de suivre les impressions de l'âme et d'exécuter tout ce qui me plaît. Ces considérations suffisent à plusieurs personnes qui, sans pousser les choses plus avant, se tiennent fortement attachées à l'idée de liberté, qui est si flatteuse et s'accommode si parfaitement avec l'amour propre naturel à tous les hommes. D'autres, à qui ces raisons ne paroissent pas assés fortes, sont déterminées par le motif de la religion, qui est absolument décisive sur ce point; quoique les subtilités de l'Ecole l'ayent amenée au point de ne pas s'opposer directement au sentiment contraire, et qu'on ait trouvé le moyen de faire croire qu'elle n'est point intéressée dans cette question et qu'elle se peut accommoder avec l'une et l'autre manière de penser. Examinons en peu de mots ces moyens de conciliation, et voyons si cette question ne nous donnera pas des éclaircissements importants sur la religion.

Il n'y a point de milieu; il faut, de deux choses, l'une: ou que nous ayons notre libre arbitre et que nous soyons maîtres absolus de nos volontés, de nos pensées et de nos actions, ou que nous soyons forcés et contraints par quelque agent indépendant de nous à ne vouloir et n'exécuter que ce qu'il ordonne. Toutes les modifications qu'on peut imaginer dans cette alternative sont autant de défaites frivoles, qui n'ont pour fondement que des termes obscurs et des raisonnements captieux, qui portent un voile impénétrable sur la question du monde la plus claire en elle-même. Car, de dire, par exemple, que Dieu nous laisse les maîtres de nos actions et que nous pouvons par notre propre volonté nous déterminer à faire usage de sa Grâce et, de suffisante qu'elle est, la rendre efficace, ou la rejetter et nous opposer à ses effects, quoiqu'en nous la donnant il ait bien prévu l'usage que nous en ferions, c'est, de toutes les contrariétés, la plus absurde; puisque, en avouant que Dieu a prévu l'usage que nous en ferions, il faut en même tems avouer ou que cette prévision de Dieu est un ordre irrévocable, qui alors ne laisse plus à l'homme la liberté de recevoir ou de rejetter la Grâce, ou que Dieu attend la décision de l'homme et qu'il se soit déterminé sur l'usage qu'il veut faire de la Grâce, avant que de prévoir ce qui en arrivera. Il est bien vrai que par cette défaite on a changé les termes de la question; mais elle reste toujours la même. Car présentement il s'agira de sçavoir si cette prévision de Dieu, qui est un attribut qu'on ne luy peut pas nier, est un ordre irrévocable, ou si la volonté de l'homme la peut faire changer selon le bon ou le mauvais usage qu'il fera de la Grâce; ce qui est précisément la même chose que la première question, si ce n'est qu'elle est un peu moins claire qu'elle n'étoit et qu'à la faveur de ces obscurités on peut établir de faux principes, desquels on tire dans la suite des conséquences éblouissantes et favorables au parti qu'on avoit embrassé avant que d'avoir consulté aucun raisonnement, mais seulement des principes qu'on s'est formés ou des intérests particuliers.

Revenons donc à notre alternative, qu'on peut regarder comme un de ces axiomes incontestables; et, puisque nous ne pouvons tirer de la religion aucuns éclaircissements sur cette matière, examinons-la par elle-même, et voyons si elle ne nous pourroit pas donner des lumières sur la liberté; car nous nous sommes proposé de tout sacrifier à la vérité sitôt que nous la connoîtrions. Or, on ne peut nier que ce ne soit une vérité qui n'a besoin d'aucune preuve, que de dire que l'homme a son libre arbitre ou qu'il ne l'a point: l'un ou l'autre est certain. Voyons donc quelles conséquences suivent nécessairement de l'un ou de l'autre, et servons-nous-en pour nous déterminer en faveur de celuy, de ces deux sentiments, dont nous les jugerons plus conformes à la vérité.

Si la volonté de l'homme est libre et dépend de luy uniquement il s'ensuit nécessairement qu'il devient le maître de déterminer les actions de Dieu, et l'on peut dire que cette expression n'est point trop forte. Car, en suposant un Dieu qui possède éminament toutes les perfections, un de ses principaux attributs est sans doute une justice infinie, qui doit punir ou récompenser et rendre à chacun selon ses oeuvres, comme toutes les religions l'enseignent et comme Jésus-Christ le dit luy-même en plusieurs endroits de l'Evangile. C'est donc cette justice parfaite qui laisse à l'homme la liberté de déterminer ses volontés en maître absolu, pour pouvoir mériter les récompenses ou les peines éternelles. Mais, en établissant la justice de Dieu, nous ruinons sans y faire attention son immutabilité, attribut qui luy est aussi essentiel que la justice et l'éternité, et nous n'en faisons plus, pour ainsi dire, qu'une machine mobile et variable à chaque événement, puisque sa décision sur mon sort attend l'usage que je feray de sa Grâce et que je pois chaque jour de ma vie le faire changer de résolution par mes pénitences ou par mes crimes. Ce sentiment n'offense pas moins la prévision de Dieu que son immutabilité, car il faut aussi luy refuser cet attribut, qui nous oteroit encore la liberté de nos volontes; pu¦sque, Dieu étant incapable de se tromper, s'il avoit prévu 1'usage que je ferois de sa Grâce, cette prévision deviendroit un ordre irrévocable, que je ne pourrois plus faire changer, et par conséquent je ne serois plus le maître de mes volontés, puisqu'il faudroit toujours en revenir à ce que Dieu auroit prévu, et cette contrainte s'étendroit sur toutes les volontés et les actions de ma vie, car elles doivent toutes avoir été également prévues de Dieu, sans quoy je mettrois des bornes a sa prévision et je détruirois son immutabilité.

Il est certain par ce raisonnement, dont les conséquences sont incontestables, que le sentiment de liberté est incompatible avec l'idée que toutes les religions nous ordonnent d'avoir de Dieu, et même avec celle que pourroit se former un déiste, puisqu'elle le prive nécessairement de ses deux principaux attributs et qu'elle en fait un muable, irrésolu et aveugle, qui attend les volontés de l'homme, sa créature, pour se déterminer à agir conformément à ses mérites, en le récompensant ou le punissant éternellement.

Il s'agit maintenant de voir si le sentiment opposé s'accorde mieux avec l'idée que la religion nous donne de la Divinité, ou avec quelqu'autre que nous puissions raisonnablement nous en former.

S'il est vrai que Dieu ait prévu de toute éternité ce qui a dû arriver dans la suite des tems, on peut dire aussi que c'est luy qui l'a ordonné; car nul autre que luy ne pouvoit faire cette disposition, et il n'est pas vraisemblable qu'il eut laissé agir le hazard dans l'ordre des événements et qu'il se soit contenté de les prévoir. Ainsi, on doit regarder la prévision de Dieu comme étant la même chose que les décrets de sa providence, et par conséquent il faut convenir qu'il est auteur et créateur de tout ce qui arrive dans le monde. Ce sentiment est sans doute plus conforme à la raison que celuy de la liberté, et donne une plus grande idée de la Divinité; mais on aura bien de la peine à le faire accorder avec quelque religion que ce soit. Car qui dit religion dit un culte que nous rendons à la Divinité, non seulement pour la louer et la glorifier, mais encore pour la prier, la fléchir et en obtenir le pardon de nos fautes ou l'augmentation de ses grâces; mais ces derniers motifs sont absolument inutiles, s'il est vrai que Dieu soit immuable et que de toute éternité il ait décidé le sort de chaque homme, étant luy-même auteur de ses crimes et de son endurcissement ou de son repentir. Or, il est certain que, si les hommes n'avoient point d'autres motifs dans leur religion que celuy de louer ou de glorifier Dieu, il leur resteroit bien peu d'attachement pour la religion, ou, pour mieux dire, il n'y en auroit aucune dans le monde, puisqu'il suffiroit que chacun attendit tranquillement les ordres de la Providence sur son sort, sans faire d'inutiles efforts pour mériter de nouvelles récompenses et sans craindre de nouveaux tourments.

Mais on m'objectera que c'est Dieu luy-même qui a établi le culte, qu'il l'a changé et perfectionné, qu'il a ordonné la prière, qu'il a même donné des exemples de sa miséricorde et par conséquent de l'effect que font sur luy les prières et les bonnes oeuvres. J'avoue que telle est la religion chrétienne et qu'elle nous offre ces exemples comme des oracles surs et incontestables; mais, quand même la vérité en seroit aussi incontestable et aussi évidente qu'elle le peut être dans un événement historique, cela n'empêcheroit pas qu'on ne dut comparer cette évidence avec celle qui résulte du principe que nous avons avancé. Il est bon de le remettre un moment sous les yeux. Nous avons établi comme un principe certain et incontestable le dilemme: l'homme a son libre arbitre ou il ne l'a point. Nous avons démontré que le premier sentiment est également contraire à la religion et au bor sens. Nous trouvons à la vérité que le second est aussi contraire a la religion; mais nous ne sçavons point encore s'il est contraire à la raison. Cela étant, si nous pouvons démontrer que ce dernier sentiment est conforme à l'idée la plus simple et la plus raisonnable que nous puissions nous former de la nature des choses, il faudra nécessairement conclure que la faute en est à la religion, puisqu'elle est absolument et également incompatible avec l'une et l'autre façon de penser, dont on ne peut pourtant pas nier qu'il y en ait une de vraye.

C'est ici qu'il se faut examiner soy-même bien sérieusement, et se dégager entièrement de tous les préjugés, qui ne sont que trop enracinés en nous par le soin continnel que nous prenons de nous tromper nous-mêmes dans tout ce qui regarde notre propre nature. Nous sommes éblouis par des façons de parler qui, par la longue habitude, sont devenues des façons de penser, que nous appellons naturelles, que nous croyons innées et formées en nous par l'Être supreme. Nous disons à tout moment, et nous croyons avec certitude ne nous point tromper:-ne suis-je pas le maître de penser ce qu'il me plait? Qui m'en empêchera? Qui me détournera des idées que je cherche avec empressement? Qui me présentera celles que je veux éviter? Ma volonté n'est-elle pas libre, indépendante? Qui, hors moy, pourroit en disposer?-. Ce sont là ces idées trompeuses qui nous flattent dans la prospérité, qui nous consolent dans l'adversité, mais qui n'ont de fondement que dans notre imagination. Cette liberté nous touche même au point que, non contents de l'avantage que nous comptons en retirer, nous nous prévalons encore de ce que nous nous en croyons seuls possesseurs et de ce que les autres animaux, à ce qui nous semble, se conduisent par des motifs dont nous découvrons la mécanique, au lieu que c'est à nous seuls qu'est réservé l'avantage d'exercer notre volonté souverainement et indépendament de tous motifs étrangers.

Voilà quelles sont ces idées naturelles auxquelles nous croyons que c'est un crime de résister; et, bien loin de chercher à nous affermir par le raisonnement si elles sont vraies, nous les jugeons au-dessus de la raison, et nous croyons être dans une erreur grossière et criminelle s'il se présente quelque chose qui puisse nous faire douter un moment de leur vérité. Cependant il me semble que, par l'attachement même que nous avons pour elles, nous devrions tâcher de nous en convaincre par leur propre vérité; puisqu'elle n'en sera que plus incontestable, si nous ajoutons, à ce que nous appellons la voix de la nature, des preuves sûres et conséquentes de quelque principe dont on puisse démontrer la vérité. Ainsi nous devons travailler à examiner ces idées, pour nous y conformer, si elles sont vrayes, ou tâcher de les effacer, si elles n'ont d'autre fondement qu'une habitude formée dès l'enfance. N'écoutons donc plus ces idées innées ny ces témolgnages intérieurs, et éloignons-nous, pour ainsi dire, de nous-mêmes, pour nous découvrir plus parfaitement jusque dans nos démarches qui paroissent les plus simples; et commençons par définir exactement ce que nous entendons par le mot de volonté.

Nous ne pouvons disconvenir que, lorsque nous pensons à prendre une résolution et que nous formons cet acte de l'âme que nous appellons volonté, nous n'y soyons excités par quelque motif, soit qu'il vienne de nous ou qu'il soit occasionné par quelques circonstances étrangères et indépendantes de nous. Il faut pourtant avouer que sur plusieurs événements nous nous trouvons en état de pouvoir faire choix d'un parti, entre plusieurs qui se présentent et qui sont souvent si parells, pour les suites qu'ils doivent avoir naturellement, qu'il nous semble que nous sommes absolument maîtres de choisir celuy que nous voudrons. Nous en prenons un, enfin, ne pouvant rester plus longtems dans l'incertitude, et nous nous déterminons par celuy que nous croyons le meilleur. Mais peut-on nommer cette décision l'acte d'une volonté libre? Peut-on dire que, sans égards pour quelque motif que ce soit, nous avons fait ce choix en souverains maîtres? ou plustôt n'est-ce point quelque idée d'avantage ou de plaisir qui nous a fait pencher de ce côté, ou même ne serions-nous pas, sans y penser, esclaves volonta¦res d une pass¦on tirannique qui nous conduit avec d'autant plus de sûreté que nous croyons n'obéir qu'à notre raison?

Qu'on ne m'objecte point que c'est avilir la nature humaine, que la contraindre ainsi dans toutes ses volontés et ses actions; car il est évident que c'est bien plus l'humilier, que de penser que l'homme se conduit aveuglément et sans consulter la raison ny les bienséances et que toutes ses actions ne sont, pour ainsi dire, qu'autant de témoignages de sa liberté, étant, lorsqu'il le veut, insensible à la raison et à la justice, sans avoir d'ailleurs aucun motif à y opposer. Cette idée me paroit absolument monstrueuse, et feroit de l'homme le plus déraisonnable de tous les etres, puisque ce seroit le mettre au-dessous des animaux, à qui on ne voit rien faire sans quelque motif, souvent très raisonnable et toujours conforme à leurs besoins.

Mais il est inutile de s'étendre sur les ridicules conséquences de ce principe. Il vaut mieux en démontrer l'impossibilité et la fausseté; et, pour cela, je ne veux que le témoignage de ce qui se passe en nous, mais poussé plus loin qu'on a coutume de le faire. Lors, par exemple, que nous avons pris un parti dans une affaire sur laquelle nous avons été quelque tems à délibérer, rendons-nous compte à nous-mêmes des raisons qui nous ont déterminés, et ensuite examinons ces raisons. Nous trouverons qu'elles étoient plus fortes que celles de tous les autres partis qu'on pouvoit prendre; ou, si nous découvrons que nous avons fait un mauvais choix, nous reconnoîtrons en même tems que nous ne sommes tombés dans l'erreur que parce que les raisons qui auroient du nous déterminer d'un autre côté nous ont paru les plus foibles, soit parce que nous ne les connaissions pas toutes soit parce que nous étions alors offusqués de passions ou d'intérests qui nous ont empêchés d'en sentir toute la force. Souvent même, après être sortis de notre erreur, nous sommes étonnés d'avoir été trompés par de si fausses apparences et des pièges aussi grossiers; et peut-être, alors que nous faisons ces réflexions, nous nous trompons encore et nous n'avons fait que changer d'erreur; peut-être trouverons-nous, après nous être détrompés, que la seconde est encore plus grossière que la première.

Voilà cependant de ces occasions où semble triompher notre liberté, où nous croyons ne nous déterminer que par nous-mêmes, et que nous saisissons avec empressement, parce qu'elles flattent notre orgueil et que, du premier abord, elles nous présentent une idée de liberté. Mais, si nous cherchons sincèrement la vérité et que nous voulons réellement nous instruire, sans égard pour de fausses idées qui nous trompent au point de nous faire souhaiter et rechercher par toutes sortes de mauvaises raisons ce que nous refuserions, s'il étoit en notre pouvoir de nous le procurer et que nous en connussions tous les inconvénients aussi parfaitement que nous croyons en voir les avantages; si, dis-je, nous nous examinons sérieusement, nous ne pourrons nous dispenser d'avouer que ces occasions, où il semble que notre liberté paroît si visiblement, sont très rares, en comparaison de toutes celles où nous nous sentons entrainés, et quelquefois forcés malgré nous, à agir suivant les circonstances qui nous environnent ou selon nos propres passions. Car, sans parler de ces passions impétuenses, comme la colère, l'amour, l'yvresse, qui nous jettent dans des égarements dont nous avons honte lorsqu'un état plus tranquille et plus raisonnable leur a succédé, pouvons-nous nier que, dans nos actions ordinaires, des passions plus donces n'agissent en nous? Et, si leurs effects sont plus simples, c'est que les causes sont plus foibles. Et ne voyons-nous pas que toutes nos actions sont proportionnées à la force et à la différence de nos tempéraments, de nos habitudes, de nos préjugés? Et surtout pouvons-nous ne pas avouer que, lorsque nos passions sont assoupies et que nous semblons n'agir que conformément à la raison, l'objet qui nous mène est l'idée et le désir du bonheur, et que nous ne cherchons ou n'évitons les choses qu'autant que nous en craignons ou que nous en espérons des peines ou des plaisirs?

C'est là la source de nos errcurs; et, par une fatalité qu'on ne sçauroit trop déplorer, cette recherche du bonheur nous trompe presque toujours, et, aveuglés que nous sommes par le désir d'être heureux, nous n'envisageons les choses qui nous manquent que par leur beau côté. Aussi, dès que nous les possédons, nous reconnaissons presque toujours que nous nous sommes trompés, et que trop d'empressement nous a caché les défauts de ce qui nous paroissoit si désirable. Il est certain que, si notre volonté étoit libre, elle ne tendroit qu'à découvrir la vérité, et que, sans nous flatter, nous examinerions en toutes choses ce qui est réellement plus ou moins avantageux; mais que nous sommes éloignés de cet état, et combien s'en faut-il que nous n'approchions de cette juste estimation des choses qui en détermine infailliblement le prix et qui seule est capable de nous en donner des idées conformes à la vérité!

Nous avons dans la géométrie un exemple de ces vérités essentielles et infaillibles; et, par le plaisir que nous y trouvons, nous pouvons juger quels efforts nous ferions pour trouver sur tout le reste de pareilles vérités, si nous étions libres et qu'il nous fût possible de les rechercher à travers ce nuage de passions et d'habitudes dont nous sommes environnés et aveuglés au point que, dans toutes les actions qui nous intéressent, nous n'avons point d'autres guides que ces fantômes, quoique nous ayons éprouvé mille fois qu'ils nous trompent toujours. Ce n'est que dans les choses absolument détachées de tous nos intérests et de toutes nos passions que nous découvrons la vérité; et elle ne manque pas de nous échaper sitôt que nous voulons les raporter à nos intérests. Nos erreurs reviennent dans le moment; et ce n'est plus la vérité que nous cherchons, c'est notre avantage, c'est notre bonheur; enfin, nous nous retrouvons trompés misérablement; et, si nous voulons remonter à la scurce de notre erreur, nous trouverons que nous y sommes entrés dès que nous avons cessé d'avoir pour but unique la recherche de la vérité ou que nous voulons accorder avec elle des choses qui ne nous ont paru en aprocher que parce qu'elles flattoient nos désirs.

Qu'il me soit permis de reprendre ce que je disois il n'y a qu'un moment, qu'une des preuves contre notre liberté est que nous ne recherchons presque jamais sincèrement la vérité, qui sans doute est l'objet le plus souhaitable que nous puissions imaginer et le seul capable de nous rendre heureux en remplissant tous nos désirs. Car, s'il est vray, comme tous les géomètres ne sçauroient en disconvenir, qu'on ressente un plaisir sensible à la démonstration des vérités aussi indifférentes que le sont les raports et les mesures des lignes et des courbes, etc., à combien plus forte raison devrions-nous être touchés de la recherche des vérités qui nous intéresseroient particulièrement, si nous n'étions empêchés de les connoître, et même de les souhaiter, par nos passions? Or, si cet obstacle est réel et insurmontable, comme nous l'éprouvons à tous moments, pouvons-nous dire autre chose sinon que nous sommes conduits dans toutes nos volontés par ce que nous jugeons propre soit à flatter nos désirs soit à nous procurer quelque avantage?

Voilà en général ce que l'on peut dire sur le motif de notre volonté, qui, comme nous voyons, est touiours déterminée par nos préjugés, nos passions, nos intérests et nos habitudes. Il ne faut plus qu'un moment de réflexion, pour nous convaincre que ces motifs de notre volonté nous sont absolument étrangers et ne dépendent de nous en aucune façon. Notre tempérament et nos habitudes forment en nous un penchant plus ou moins violent pour telles ou telles passions. Ces passions déterminent nos intérests et nous font regarder comme avantageux et désirable ce qui les flatte en quelque manière, sans qu'il soit en nous de pouvoir examiner si nous ne sommes point trompés par des apparences spécieuses. Enfin, nos préjugés sont le dernier et le plus trompeur de tous les fondements sur lesquels nous établissons nos désirs. Pour avoir une idée de la façon dont ils nous font tomber dans l'erreur, il suffit de considérer combien de différents effects font les mêmes objets presque sur tous les hommes, et que l'un a souvent de l'horreur pour ce qui est indifférent, ou quelquefois même fait plaisir, à un autre. L'objet est cependant le même, pour l'un et pour l'autre; et devroit produire en eux le même effect, si des préjugés trompeurs ne fascinoient les yeux de l'un et de l'autre jusqu'à faire trouver à l'un des appas dans ce qui est odieux à l'autre. Pouvons-nous dire que ces préjugés dépendent de nous, et ne sont-ce pas ceux qui sont chargés de notre éducation et ceux qui nous environnent dans un âge où nous sommes susceptibles de toutes sortes d'impressions, qui les forment en nous? Et, lorsqu'une fois ils y sont établis, nos sens n'appercoivent plus que par eux. Ce sont eux qui, comme autant de verres trompeurs, changent à nos yeux tous les objets et nous les présentent sous des formes toutes différentes de ce qu'ils sont en effect. Voilà la véritable source de nos erreurs, voilà ce qui nous fait désirer avec tant d'ardeur des choses que nous croyons avantageuses et que nous méprisons dès que la possession nous a fait connoître leur juste prix.

Je ne crois pas que personne puisse disconvenir de ces obstacles à leur liberté. Cependant ce n'est pas encore tout. Nous avons seulement fait voir l'esclavage de notre volonté; et nous serions encore plus humiliés, si nous faisions attention que les circonstances où le hazard nous met décident encore plus souverainement de nos actions. Car il est certain que nous n'osons, sans blesser la raison, former des projets éloignés, à un certain point, de l'état où le sort nous a mis, de l'âge que nous avons, du lieu où nous sommes, des gens avec qui nous vivons, de la fortune à laquelle nous sommes accoutumés. Enfin, nous croyons suivre notre volonté et nous conformer à la raison, lorsque nous ne nous proposons que des idées convenables à toutes ces circonstances; et nous ne songeons pas que ce sont ces mêmes circonstances, absolument indépendantes de nous, qui déterminent nos pensées, nos projets, nos actions. Nous refusons de connoître et de sentir cet enchaînement, cet ordre, cette liaison nécessaire dans tous les événements, qui les rend tous dépendants les uns des autres et les fait arriver successivement dans un ordre précis et infaillible, qui ne dépend point de nous, mais d'un principe fixe et immuable. C'est cette nécessité inflexible, et qu'on peut appeller esclave d'elle-même, qui conduit nos actions, qui forme nos volontés, et qui, produisant en nous les dispositions qui nous font penser d'une façon ou d'autre, nous fait agir conformément à ce que nous avons cru vouloir librement et de notre propre mouvement. C'est elle qui forme le tempérament qui produit nos passions, les habitudes qui causent nos préjugés, et surtout le désir ardent d'une félicité imaginaire, qui, joint aux deux premiers motifs, est la cause nécessaire de nos volontés et de nos actions

Je crois la vérité de ce raisonnement si sensible qu'elle n'a pas besoin de preuves plus détaillées et qu'on le peut regarder comme un principe sur, qui pourra peut-être nous conduire à d'autres vérités aussi importantes. Suivons donc le plan que nous nous sommes proposé, et examinons avec la même sincérité la nature de notre âme. C'est elle sur qui nos volontés agissent, et qui, conformément aux impressions qu'elle recoit, agit sur notre corps et détermine nos actions. Cet examen achèvera de nous découvrir l'homme et nous le fera connoître tout entier. C'est à quoy nous allons travailler dans le chapitre suivant.




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Chapitre second

De l'âme

La connaissance de la nature de notre âme est sans doute celle qui nous doit intéresser le plus particulièrement. Tous les philosophes en ont parlé différament, et l'on n'auroit jamais fait si l'on vouloit entreprendre de raporter toutes leurs opinions. Il leur eut été honteux d'avouer leur ignorance sur cette matière; il falloit des définitions à ceux qu'ils enseignoient. C'est ce qui a produit ce chaos d'idées différentes que chacun soutenoit par toutes les raisons que pouvoit suggérer l'obstination et l'amour propre; si toutesfois on peut appeller raison, en matière de philosophie, tout ce qui s'est dit sur l'âme, car on est toujours convenu des mêmes faits et les sentiments n'ont différé que par les conséquences que chacun en a tirées.

On a voulu même séparer absolument notre âme de celle des autres animaux, et plusieurs sont convenus que les bestes sont des automates que des ressorts matériels font mouvoir, et dont ces mêmes ressorts causent les actions, les désirs, la crainte et toutes les passions. Mais, lorsqu'ils ont voulu raporter à ces mêmes principes les opérations de l'âme de l'homme, ils ont trouvé pour obstacle une objection reçue comme un axiome incontestable et qui n'avoit besoin d'aucune preuve. Ce principe si certain est que la matière ne peut penser. Un sentiment si universellement reçu les a arrestés et les a déterminés à nier toute espèce de conformité entre notre âme et celle des betes. Quelques-uns, ayant examiné attentivement les actions des animaux, y ont trouvé tant de raports avec les nôtres qu'ils n'ont point hésité d'assurer qu'ils avoient une âme immortelle, immatérielle et de même nature que la nôtre, et que, si ces opérations n'étoient pas aussi parfaites, ce défaut ne venoit que de la grossiereté de leurs organes. La religion nous ordonne sur cette matière un sentiment encore différent de ceux-là; mais on ne peut s'empêcher d'y trouver de l'injustice. Car, quoiqu'il paroisse une différence bien considérable entre les opérations de l'âme des bestes et celles de l'âme humaine, peut-être n'y en a-t-il que très peu, et nous ne pouvons être assurés de celle qui y est par l'impossibilité où nous sommes de nous communiquer avec elles; mais, quand même nous la suposerions au point où nous la croyons, pouvons-nous raisonnablement conclure que la nôtre est immatérielle et une portion de la Divinité, et que la leur est matérielle et de même nature que leur corps, n'ayant d'autres raisons de porter un tel jugement sinon parce que nous avons une faculté que nous appellons pensée et que nous ignorons si les autres animaux en sont doués? Car, pour tous les mouvements du corps et les autres actions extérieures, nous les trouvons en eux comme en nous.

Pour entrer en quelque éclaircissement sur cette matière, tâchons de donner une deffinition exacte de ce que nous appellons pensée, et nous verrons s'il est possible qu'il se trouve dans les animaux des facultés qui produisent le même effect.

Nous ne pensons que sur ce que nous avons connu par les sens: nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Le raport des sens est donc le premier fondement de nos pensées. Ce raport actuel ne pourroit nous faire penser qu'à l'objet présent, s'il ne nous restoit un souvenir des choses que nous avons connues, qu'on appelle mémoire, et qui est le second principe de nos pensées. En troisième lieu, la comparaison et, pour ainsi dire, le raprochement des choses passées avec l'objet présent forment ce que l'on appelle le jugement, qui suit nécessairement des deux premières sensations et qui est le principe le plus prochain et le plus ordinaire de toutes nos pensées. Je crois qu'on ne peut disconvenir que ce ne soit là une analise exacte de la pensée. Je la regarde donc comme le résultat de ces trois sensations: raport des sens, mémoire et jugement. Qu'on ne me dise point qu'il y a des pensées naturelles et innées. Ce sentiment n'a presque plus de partisans; et, si l'on veut s'en convaincre par soy-même, il suffit d'examiner avec attention les pensées qui paroissent neuves: on trouvera qu'elles n'en ont que l'apparence et qu'elles n'ont cet air de nouveauté que parce qu'elles sont composées de l'assemblage de plusieurs choses qu'on a scues en divers tems et en divers lieux.

Tenons-nous donc à la définition que nous avons donnée de la pensée, et nous allons voir que ces trois sensations qui la composent se trouvent aussi parfaitement dans les animaux que dans l'homme. Premièrement, nous ne pouvons disconvenir qu'ils n'ayent le raport des sens, et plusieurs même plus parfaitement que nous: l'odorat du chien, la vue de l'algle et l'ouie de la taupe sont assurément formés par des organes plus parfaits que les nôtres; ainsi nous n'avons dans ce premier principe aucun avantage sur eux. En second lieu, nous voyons dans presque tous les animaux des effects de mémoire surprenants et qui les rendent capables d'être disciplinés par les hommes, malgré la prodigieuse différence qu'il y a entre leurs habitudes et les nôtres. Enfin, peut-on ne pas reconnoître en eux un jugement, lorsqu'un chien, ayant été battu pour une faute qu'il a faite à la chasse, s'en corrige et n'y retombe plus? Car la seule mémoire des coups qu'il a reçus ne suffiroit pas, s'il ne faisoit en même tems ce raisonnement: -j'ay été battu pour telle action, je le seray encore si je la fais une seconde fois-. Je ne parle point d'une infinité d'autres actions d'animaux qui dénotent un jugement sûr, car cet exemple, tout simple qu'il est, suffit pour nous convaincre qu'ils ont un jugement et un raisonnement pareil au nôtre. Ces trois fondements de la pensée existant chés eux comme chés les hommes, quelle injustice n'y a-t-il point, de vouloir qu en eux l'effect qui en résulte soit différent de celuy qui en résulte en nous, ou, pour mieux dire, que ces principes, étant les mêmes dans les uns et dans les autres, ne forment rien en eux et en nous forment la pensée et la raison, sur lesquelles nous établissons l'empire que nous nous sommes imaginé avoir sur les autres animaux!

Mais, me dira-t-on, si les facultés de leur âme sont si pareilles à celles de la nôtre, comment se peut-il faire que nous ne puissions en aucune manière les entendre ny communiquer avec eux? Je répond que je trouve la même difficulté de communiquer avec quelqu'un dont je ne connois pas la langue; et que, si nous n'avions des moyens fixes et généraux pour tous les hommes, comme sont les besoins de la vie qui sont communs à tout le geure humain, nous serions dans l'impossibilité de parvenir à nous entendre sur quoi que ce soit; mais, comme les besoins sont en très grand nombre, tant ceux qui sont de la nature que ceux que l'usage a établis parmi tous les hommes, il arrive que nous trouvons moyen par quelqu'un d'eux de nous faire entendre. Mais il s'en faut bien que nous ne trouvions chés les animaux ces mêmes moyens fixes et ces besoins pareils aux nôtres. Ainsi il arrive que nous ne pouvons ny les entendre ny nous faire entendre d'eux que dans les choses qui regardent les besoins qu'ils ont communs avec nous, tels que la soif, la faim, le sommeil, etc. Avouons donc notre usurpation et notre injustice, de vouloir attribuer à nous seuls un avantage que nous refusons à des êtres en qui nous trouvons toutes les marques de cet avantage qui peuvent nous être sensibles, et rendons-nous à la vérité en convenant de bonne foy que leur âme est absolument de la même nature que la nôtre et a les mêmes facultés et les mêmes avantages. |

Il s'agit maintenant d'examiner quels ils sont et quelles sont les qualités essentielles de l'âme des hommes ou des bestes, que je regarderay doresnavant comme une même chose. Pour parvenir à cette connaissance, il faut commencer par examiner si on la peut regarder comme matérielle ou si elle est purement spirituelle.

Tous les philosophes ont agité cette importante question, et plusieurs ont pensé que l'âme étoit matérielle et formée par les parties du sang les plus subtiles. Mais, comme il ne suffit pas de la vraisemblance pour décider sur un sujet de cette conséquence, et que d'ailleurs, non seulement la religion chrétienne, mais encore toutes les autres ordonnent un sentiment contraire, il est nécessaire d'aprofondir les raisons de l'une et de l'autre façon de penser, pour ne nous rendre qu'à la vérité, comme on doit faire dans toutes les matières de philosophie et comme nous nous le sommes particulièrement proposé dans ce traité.

Le plus fort argument qu'on objecte à la matérialité de l'âme est que, quelques modifications qu'on imagine dans la matière et quelque arrangement qu'on y suppose, on ne parviendra jamais à se convaincre soy-même que cette disposition et cet arrangement puissent luy donner la faculté de penser. Cet argument est fort, sans doute, mais il est encore plus séduisant; car c'est faire une comparaison du principe dans son état le plus simple à l'effect dans son état le plus composé. Simplifions un peu ce terme de pensée, si imposant; et convenons, premièrement, qu'une pensée la plus commune a le même principe que les idées les plus relevées de la métaphisique; suivons ensuite la définition que nous venons de donner de la pensée, et examinons si, dans ces trois sensations que nous avons reconnues pour ses principes, il se trouve quelque chose qui demande qu'on admette de l'immatérialité dans quelqu'une d'elles.

Il n'est aucun philosophe qui n'ait donné une explication mécanique et très vraisemblable des organes des sens; mais, quant à leur action sur l'âme, ils y ont été fort embarassés, lorsqu'ils ont voulu regarder l'âme comme immatérielle; car comment est-il possible que quelque chose de corporel, comme les organes, agisse sur un être qui n'a point de corps? D'un autre côté, ils ont trouvé dans le sentiment contraire l'ancien préjugé que la matière est incapable de sentir; de façon que plusieurs ont été arrestés par l'un et l'autre de ces obstacles. On sçait jusqu'où ceux qui ont voulu éviter ces deux écueils ont poussé le rid¦cule, en assurant que le sentiment des bestes n'est pas le même que le nôtre, ou plustôt qu'elles n'en avoient aucun, mais qu'elles étoient poussées machinalement à fuir le mal et chercher le bien, sans aucune douleur ny plaisir. Il seroit aussi raisonnable de dire que les hommes n'ont point ces sensations; mais, pour ne pas donner dans un paradoxe de cette nature, nous conviendrons que les organes des sens agissent réellement sur les esprits animaux, et que leur action consiste à les pousser dans de petits canaux, plustôt que dans d'autres, selon que l'organe a été ému par l'objet et qu'il leur transmet cette émotion. On explique facilement par ce moyen la douleur qui vient de la trop forte sensation, qui chasse trop d'esprits animaux dans des canaux délicats et par ce moyen les offense et les blesse, ce qui forme la sensation à laquelle nous avons donné le nom de douleur. Le plaisir naîtra d'une impulsion de ces mêmes esprits justement proportionnée à la grandeur des petits tuyaux et qui, les affectant uniformément, cause en eux l'effect auquel nous avons donné le nom de plaisir. Si cette même impulsion d'esprits est beaucoup moindre, il en résultera ce qu'on peut appeller l'imperceptibilité dans les sens, qui arrive lorsque, n'y ayant qu'une très petite quantité d'esprits qui soient poussés dans des tuyaux capables d'en contenir beaucoup davantage, ils ne font quasi aucuns effects, ne causant ny plaisir par l'emplissement exact ny douleur par l'introduction violente, et par conséquent aucune des différentes sensations formées par les modifications de ces deux extrêmes. On peut donc regarder le raport des sens comme matériel, ou, ce qui est la même chose, comme une action mécanique des organes des sens sur les esprits animaux, que je ne regarde que comme les parties du sang et des liqueurs les plus subtiles et l'essence, très rectifiée et épurée, de toutes les différentes matières qui composent le corps humain.

La mémoire, étant, pour ainsi dire, la conservation et le renouvellement du raport des sens, ne peut être regardée que comme de là même nature, et par conséquent comme matérielle. Il est même assés facile de concevoir quelle en doit être la mécanique. On ne peut douter que les petits canaux, dans lesquels l'intromission des esprits animaux forme les sensations, ne soient susceptibles de dilatation. Ce principe posé, il arrivera que, lorsque quelques-uns d'entre eux auront reçu plus fréquemment ou avec plus de violence les torrens d'esprits animaux, ils seront dilatés, et par conséquent les esprits, étant libres dans le cerveau et n'ayant aucune détermination par les organes des sens, se porteront avec plus de facilité et en plus grande quantité dans ces canaux élargis que dans les autres, et par ce moyen l'idée formée par l'amuence des esprits en eux se renouvellera et formera l'acte de la mémoire. On expliquera facilement par ce moyen comment on se rapelle plus aisément une idée lorsqu'on tâche de s'en ressouvenir; car alors on ferme autant que l'on peut les organes de ces sens et on en chasse les esprits animaux, qui sont obligés de refluer dans les endroits où ils peuvent trouver place; ainsi ils entrent alors dans ces canaux plus dilatés que les autres. On voit, suivant ce principe, que quelques personnes, ayant des canaux d'une tissure plus forte, ont peu de mémoire, parce qu'ils ne peuvent être que peu dilatés par les esprits animaux et que par conséquent ces mêmes esprits n'y entrent pas en beaucoup plus grande quantité que dans les autres, quelque effort que 1'on fasse pour les y porter quand on cherche à se souvenir de quelque chose. On expliquera de même les souvenirs fâcheux et involontaires des choses odieuses et dont on voudroit chasser l'idée; et de même la manière dont on perd le souvenir d'une chose qui ne nous a touchés que légèrement ou dont il y a longtems que nous avons reçu l'impression, car alors ce tuyau, ou n'ayant reçu qu'une médiocre d¦latation ou ayant eu, pour ainsi dire, le tems de se guérir de cette blessure, se remet dans son état ordinaire, et, ne livrant pas plus de passage que les autres à l'écoulement des esprits, cette idée s'efface absolument et sort de la mémoire. Je pourrois ajouter une infinité de choses et entrer dans un plus grand détail des différentes causes de toutes les propriétés et de tous les défauts de la mémoire; mais nous en avons dit assés pour prouver que cette sensation est toute mécanique et est formée par des agents matériels.

Il suffiroit de dire que le jugement est le résultat du raport des sens et de la mémoire, pour prouver que ses principes sont aussi matériels et son opération aussi mécanique que celle de la mémoire; mais il vaut mieux entrer dans le détail des ressorts qui forment en nous cette sensation, principal fondement de la pensée. On ne peut disconvenir que nous ne soyons dans l'impossibilité de juger de quelque chose que nous n'avons jamais vue précédament et dont nous n'avons point entendu parler; preuve sûre que le raport des sens est la première base du jugement. Mais il est aussi certain que la mémoire y contribue davantage, rassemblant toutes les idées que nous avons eues en divers tems et dont la réunion nous fait juger que l'objet qui se présente à nos sens, et sur lequel nous portons notre jugement, a telle ou telle qualité, par le souvenir que nous avons de celles qu'avoient des objets que nous avons vus autrefois et avec lesquels nous trouvons qu'il a quelque ressemblance, par l'impression pareille qu'il cause sur les fibres de notre cerveau. Quoiqu'il nous paroisse souvent que nous jugeons de plusieurs choses et que nous les trouvons belles ou laides sans en avoir jamais vu de la même espèce, ce n'est qu'une illusion de notre habitude; car, quoiqu'en effect nous n'en ayons point vu une tout entièrement pareille et même que nous n'en ayons jamais entendu parler, nous en avons vu dans d'autres corps toutes les parties separées, et c'est sur le souvenir qu'il nous en reste que nous portons notre jugement. Il y a un seul cas particulier sur lequel tout le monde croit être en droit de juger; c'est sur l'ordre et l'arrangement de l'univers, que chacun juge parfait sans en avoir vu ny aucun autre tout semblable ny des parties separées; mais je me réserve à traitter cette matière dans le chapitre suivant, et j'espère de pouvoir prouver que c'est encore une des erreurs dans lesquelles nous engagent l'éducation et les préjugés.

Pour ne point nous écarter de notre dessein, revenons à la mécanique du jugement, et nous verrons qu'il est produit par la comparaison, de tout ce qui a frappé nos sens et qui a quelque raport à l'objet sur lequel nous tâchons de juger, avec ce qui les frappe actuellement. Car, si les esprits animaux sont chassés par l'objet présent dans des canaux déjà dilatés par une première impression pareille, cette seconde sera sans doute plus forte et rapellera l'idée de ce qui s'est passé à l'occasion de cette impression pareille; et, si ce souvenir se présente comme d'une chose qui nous a fait plaisir, nous jugeons que l'objet présent nous en fera de même, par la conformité qui se trouve entre la manière dont il se présente à nous et celle dont s'est présenté le premier, dont nous avons reçu du contentement. Si, au contraire, nous nous souvenons qu'une impression pareille à celle que nous cause l'objet présent a eu des suites fâcheuses, l'idée s'en renouvelle, et nous la regardons comme présente à l'occasion de tout ce qui nous en rapelle une partie. Ainsi nous jugeons conformément à ce que nous avons scu, et nous agissons conformément à ce que nous avons jugé.

Quoiqu'on puisse regarder le jugement comme la première action du corps et le principe de celles qui paroissent à nos yeux, on peut expliquer très mécaniquement les défauts de jugement qui viennent de la nature ou de quelque accident du corps. Car les uns, ayant eu de certains canaux plus souvent émus que d'autres, saisissent promptement celle de ces idées que leur rapelle celle de l'objet présent, et, s'ils ont plus de vivacité que les autres hommes, ils chassent impétueusement tous leurs esprits animaux dans ces canaux, principes de l'idée que la première appréhension leur a fait juger pareille à l'objet présent Et alors les suites de l'objet ont beau frapper différament leurs organes; ce torrent d'esprits ne peut plus être retenu et entre avec impétuosité dans les canaux qui rapellent les suites de l'impression qu'ils ont eue autrefois, de façon que ce n'est plus l'objet présent qui agit, c'est le passé, auquel ils sont totalement abandonnés. Ce défaut est le principe du faux jugement que l'on porte souvent sur une infinité de choses, et l'expérience nous apprend qu'en effect les gens extrêmement vifs y sont plus sujets que les autres.

Il y a beaucoup d'autres défauts, dans le jugement, qui naissent du vice des organes; mais rien ne prouve plus invinciblement la matérialité de ces principes que de voir le dérangement que n'y aporte que trop souvent un léger accident du corps. Nous nommons ce dérangement folie. Il nait souvent de la crainte, de la joye, de l'espoir, de l'amour; mais aussi quelquesfois il vient d'une maladie du corps, d'un coup à la teste, etc. On voit par là l'étonnante conformité qu'il y a entre le corps et l'âme; car on pourroit regarder les passions que nous venons de nommer comme des affections de l'âme, sans que cela en conclut la matérialité, mais on ne peut douter qu'une maladie ou un coup ne soit un accident de la matière, et nous en voyons résulter les mêmes effects. Cela ne doit-il pas nous convaincre que les passions sont produites par des agents matériels, puisqu'elles causent les mêmes effects qu'une maladie ou un coup? Car il est absolument impossible que deux choses d'une nature aussi différente que le seroient une âme spirituelle et un corps matériel produisent un effect absolument pareil.

Ce n'est pas là la seule preuve que les passions émanent des principes corporels. Nous voyons qu'elles sont causées dans chaque homme par la constitution particulière de son tempérament, que tout le monde fait dépendre absolument du mélange des liqueurs qui causent dans le corps humain et de l'excès des unes ou des autres On ne doit pas oublier un effect encore plus sensible de l'action du corps sur notre âme. C'est celuy que produit le vin, pris en trop grande quantité: les parties subtiles de cette liqueur, que nous nommons esprits ou fumées, s'élevant à la teste, y embarassent le cours des esprits animaux et forment un obstacle à leur passage dans les canaux où ils devroient être portés par l'émotion causée à l'occasion des objets présents, ce qui les fait refluer dans plusieurs autres indifférament et sans aucun choix, formant par ce moyen ce chaos d'idées confuses et interrompues qu'on voit, dans les gens ivres, à proportion ou de la foiblesse de leur tempérament ou de la quantité de vin qu'ils ont pris.

Je finiray par une preuve qui n'est pas moins sensible ny moins ordinaire, et qui nous montre, pour ainsi dire, l'accroissement et le dépérissement de notre âme. On reconnoît les caractères de sa naissance et de sa nouveauté dans un enfant. Ses organes encore informes ne peuvent donner aux esprits animaux qu'un certain nombre de modifications; aussi rien n'est plus borné que ses idées. Mais, à peine avance-t-il en âge, qu'il s'en forme de nouvelles! Chaque objet nouveau en produit et les place dans sa mémoire. Revoit-il quelque chose dont il se souvient d'avoir eu une idée? Son jugement commence. Sa raison se dévelope petit à petit; et ses organes, se perfectionnant toujours, deviennent susceptibles de l'impression d'un plus grand nombre d'objets et forment toujours un plus grand nombre d'idées, jusqu'à ce qu'étant parvenus à leur dernier degré d'accroissement ou de perfection, l'homme demeure avec la quantité de jugement et d'esprit qu'il doit toujours avoir, quoiqu'il soit vrai cependant qu'il puisse acquérir de nouvelles lumières par tout ce que luy peut apprendre une longue expérience. Mais, si nous suivons encore cet homme, nous le verrons bientôt proche de sa chutte. Bientôt ses organes affoiblis ne feront plus sur ses esprits animaux une distinction exacte des objets. Son sang, alors, coulant plus lentement, portera au cerveau une moindre quantité d'esprits, qui par conséquent ne feront que très peu d'impression sur les canaux dans lesquels ils seront chassés. Ainsi la mémoire diminuera; les anciennes impressions, n'étant plus renouvellées ou ne l'étant que très foiblement et par une petite quantité d'esprits, s'effaceront entièrement, et à la présence des objets pareils ne rapelleront plus aucune idée. Ce jugement, alors, et cette ra¦son, s'affoibliront; à chaque pas que le corps fera vers sa destruction, l'esprit recevra de nouvelles atteintes, et suivra de si près tous les accidents du corps que, lorsque ce dernier sera prêt à périr, le premier sera dans un tel état qu'on auroit honte de luy donner le nom d'âme raisonnable et de pur esprit.

Pouvons-nous ne nous point rendre à tant de raisons qui nous démontrent notre bassesse, et se peut-il que l'amour propre nous aveugle au point de nous persuader, contre tout ce que nous voyons et contre toutes les idées de philosophie les plus saines, que notre âme est immatérielle et d'une nature infiniment supérieure à celle de notre corps? Mais je demande, à ceux qui sont dans ce sentiment, comme ils pourront expliquer l'action des organes, de la matérialité desquels nous ne pouvons douter, sur une âme purement spirituelle, et l'action réciproque de cette âme sur les fibres qui font mouvoir le corps. N'est-ce pas dire que le néant peut recevoir les impressions d'un corps et en communiquer de pareilles à un autre corps? Comment expliqueront-ils les effects d'une maladie du corps, ou d'un coup, qui causent un si grand dérangement dans l'âme; ceux du vin, qui en occasionnent un pareil pour le peu de tems que le corps de cette liqueur peut agir sur l'âme, après quoy elle redevient dans son premier état? Enfin, quelle raison pourront-ils donner de l'accroissement sensible des perfections d'une âme spirituelle, et proportionné à celuy du corps, de même que du dépérissement de cette âme à mesure que le corps devient languissant et approche de sa fin? Convenons donc que ces difficultés insurmontables dolvent nous déterminer à croire que notre âme n'a point d'autres principes que notre corps, et que toute la différence qui s'y trouve est que ceux de ce dernier sont beaucoup plus grossiers, au lieu que ceux de l'âme sont les parties des liqueurs les plus pures et les plus subtiles, qui résident dans le cerveau. Je laisse aux anatomistes à décider de l'endroit précisément où elles sont rassemblées; mais je ne puis m'empêcher de trouver fort extraordinaire qu'on ait agité cette même question, de la place que doit occuper l'âme, lors même qu'on la suposoit spirituelle; car il semble que rien n'implique tant de contradiction que de dire que l'âme est spirituelle et de vouloir en même tems qu'elle réside quelque part, et surtout dans un lieu particulier.

Je n'avanceray pas que l'opinion de la matérialité de l'âme est absolument sans difficultés. Il est certain que nous ne pouvons pas donner du sentiment et de la pensée une explication parfaitement exacte. Mais, comme plusieurs expressions manquent dans chaque langue et qu'ordinairement cela vient de ce que la nation à qui certaine langue est particulière n'a pas connu certains usages, de même nous pouvons dire qu'il manque à l'esprit humain des pensées, et que, ne pouvant avoir d'idées que de ce qu'il a sçu, il luy manque des connaissances sur son âme moins par incapacité de les concevoir que parce que, s'étant toujours arresté aux premières notions qu'il en a eues, il s'est rebuté par les difficultés et a mieux aimé connoître à fond les propriétés de son âme que d'en examiner la nature, craignant ou de ne pas trouver de quoy se convaincre sur cette matière ou de reconnoître des vérités trop humiliantes pour son amour propre.

Ayant, à ce qui me semble, suffisament prouvé que l'âme ne peut être autre que matérielle, tant par la probabilité du sentiment en luy-meme que par l'impossibilité d'expliquer, en suivant le sentiment contraire, tout ce que nous voyons arriver tous les jours tant de l'action des organes sur l'âme que de celle de l'âme sur les parties du corps, nous n'avons plus qu'un mot à dire sur son immortalité; car il reste à sçavoir si elle périt avec le corps ou si elle conserve sa même forme et sa même nature en étant séparée. Pour que ce dernier cas arrivât, il faudroit que les parties qui composent l'âme n'eussent pas besoin d'être renouvellées comme toutes les autres parties du corps, c'est-à-dire qu'il faudroit que ce fussent, depuis le moment de la naissance jusqu'à celuy de la mort, toujours les mêmes parties qui composassent l'âme. Car, si elles sont de nature à être dissipées, soit en sortant du corps par transpiration soit en devenant elles-mêmes parties des organes, il est évident que, le corps n'existant plus, le sang ne fournira plus à cette réparation d'esprits, et par conséquent, ceux qui étoient amassés étant dissipés, l'âme doit nécessairement périr. Or, il n'est pas probable de dire que ce sont toujours les mêmes parties qui composent l'âme, puisque nous voyons tous les jours arriver en elle des changements qui n'arriveroient point, sans doute, si elle étoit toujours la même, et qui ne doivent leur origine qu'à celuy qui est occasionné dans le sang par l'âge, le tempérament, la nourriture, les excès, les accidents, etc. Ainsi nous pouvons conclure que l'âme exige, comme le corps, une réparation de ses parties, et par conséquent il ne peut arriver qu'elle subsiste en sa même nature quand cette réparation ne peut plus se faire. Je dis en sa même nature, car il est incontestable que les parties qui l'ont composée, étant matérielles, sont d'essence immortelle; mais, comme ce n'est que dans un certain assemblage de cette matière que consiste l'âme, on peut la regarder comme périe et absolument anéantie lorsque la construction en est détruite; et, quand même elle ne le seroit point et garderoit son arrangement qui la faisoit âme, pourroit-on raisonnablement donner ce nom à un être sur qui rien ne pourroit agir, n'ayant plus d'organes, et qui par conséquent n'auroit plus ny connaissance ny jugement ny raison, seuls caractères qui peuvent faire donner à un composé le nom d'âme?

Je crois que nous avons suffisament établi et prouvé, autant qu'il est possible, ces deux vérités: que notre volonté n'est point libre, mais qu'elle est déterminée par des causes nécessaires et absolument indépendantes de nous, et que notre âme est matérielle comme notre corps et qu'elle peut périr avec luy. Quelqu'un trouvera dans ces principes des conséquences hardies, dangereuses, et les blâmera par quelque endroit que je ne puis deviner; mais, comme je me suis proposé pour but unique la recherche de la vérité, je la recevray avec joye partout où je la trouveray et j'admettray toutes les conséquences qui me paroitront en suivre nécessairement. Suivant cette loy que je me suis faite, cherchons des vérités hors de l'homme, et voyons si l'examen de l'univers ne nous en fournira pas d'aussi importantes. Pour commencer, considérons attentivement, et toujours sans prévention, les causes de tout, et tâchons de démeler s'il y a quelque but proposé et quel il peut être, rien n'étant plus capable que cet examen de nous conduire à la connaissance du premier Être, qui doit être notre soin principal et le dernier but que nous nous sommes proposé.



| Préface | Chapitre I | Chapitre II | Chapitre III | Chapitre IV |

Chapitre troisième

De l'harmonie de l'univers et des causes finales

Nous avons déjà vu comment la vanité et l'orgueil des hommes leur ont inspiré des sentiments qui leur sont tellement devenus propres que la raison la plus solide et la mieux éclairée a beaucoup de peine à les détruire. J'entreprend ici de combattre celuy de tous qui est le plus enraciné dans le coeur humain. Comme il paroît plus détaché que les autres de l'intérest de l'homme, on a grande peine à le regarder comme préjugé, et presque tous les hommes le croyent fondé uniquement sur la vérité et sur la raison. Il s'en faut bien cependant; et cet exemple doit nous prouver combien nous devons nous deffier de ce que nous prenons pour des vérités incontestables lorsque nous ne nous les sommes pas démontrées philosophiquement. Chacun croit être en état de juger et d'affirmer que rien n'est plus beau et plus parfait que l'ordre et l'harmonie de l'univers.

Combattre cette opinion, c'est, à ce qui semble, renoncer à toutes les lumières de sa raison; aussi n'est-ce pas ce que je veux faire d'abord, mais seulement prouver du mieux qu'il me sera possible que nous avons tort de porter ce jugement et que nous sommes hors d'état de décider sur la beauté et sur la perfection de quelque chose que nous connaissons imparfaitement et qui est si fort au-dessus de toutes les perceptions humaines.

Ce n'est point une recherche exacte de l'univers qui nous a donné ce sentiment, car notre vanité ne va pas assés loin pour nous persuader que nous sommes en état de la faire parfaitement; mais ç'a été l'opinion presque universelle que l'univers est créé pour le besoin des hommes, qui l'a formé en nous. Cette opinion a été entretenue et ordonnée par chaque religion, et cela la fait passer pour incontestable. L'homme, se regardant comme l'être de la nature le plus parfait, n'a pas cru que ce fut orgueil de penser qu'il n'existoit rien qui ne fût ou ne luy dût être de quelque utilité. Quelques philosophes, ayant embrassé cette opinion, ont cherché avec tout le soin possible des usages frivoles auxquels ils ont appliqué plusieurs êtres plus pernicieux mille fois aux hommes qu'ils ne pouvoient leur être utiles. Quelques-uns même ont porté l'extravagance jusqu'à croire que la plus grande partie des choses dont ils n'ont pu nier l'inutilité n'étoient créées que pour servir d'un spectacle agréable et les divertir par une merveilleuse variété. Il est aisé de voir que ce sentiment, porté à un pareil excès, est l'ouvrage d'une prévention opiniâtre et si outrée que je ne m'attacheray pas à le combattre, mon dessein étant seulement de prouver qu'il n'y a dans la disposition de l'univers aucunes vues particulières ou tendantes à pourvoir aux besoins des hommes, et que, quand même il y en auroit, nous sommes dans l'impossibilité de les connoître et par conséquent hors d'état de juger si cet ordre est parfait comme nous nous l'imaginons.

C'est une vérité reconnne de tout le monde que nous ne sçaurions iuger de quoi que ce soit, si nous n'avons connu auparavant quelque chose de pareil à ce sur quoy nous voulons porter un jugement. Si nous n'avons pas vu quelque chose d'entièrement semblable, du moins nous en avons vu dans diverses occasions les parties principales, sans quoy nous sommes dans une incertitude nécessaire et nous ne sçavons qu'en penser. Si par exemple on nous montroit pour la première fois un animal de 1'Amérique dont nous n'eussions aucune connaissance par les relations, pourrions-nous dire s'il est plus ou moins beau que le commun des animaux de son espèce, s'il est plus ou moins grand? Non, sans doute; car nous ne pouvons porter ce jugement qu'après en avoir vu d'autres et avoir examiné les différences qui se trouvent entre celuy-là et le commun des autres. Voilà donc ce qui nous prouve que nous ne devons pas dire que l'ordre qui est dans l'univers est beau, puisque nous n'avons rien à quoy nous le puissions comparer pour juger de sa perfection.

Mais voici ce que l'on peut encore dire, et ce que plusieurs croyent d'une vérité incontestable: l'homme a des besoins sans nombre, il a des incommodités, il a aussi plusieurs facultés, et il trouve dans l'univers de quoy satisfaire tous ses besoins, de quoy remédier à ses incommodités et de quoy employer avantageusement toutes ses facultés; il est donc vray que l'économie de l'univers est ainsi ordonnée pour son utilité. Conséquence très fausse; car, si un poisson trouve dans la mer tout ce qui luy est nécessaire pour la vie, ce n'est pas à dire pour cela que la mer soit créée pour luy. Mais voici un raisonnement plus solide et plus conséquent qu'on peut faire là-dessus, et qui est infiniment plus vraisemblable que le premier: l'univers étant formé et son mouvement uniforme établi par les loix générales de la Providence, l'homme qui y naît règle ses besoins sur ce qu'il y trouve de proportionné à les soulager et ne connoît de facultés en luy que celles qui peuvent être mises en usage par les dispositions actuelles de la matière. Il n'a pas même besoin de sa raison pour cela; accoutumé qu'il est dès l'enfance à de certains besoins, à de certaines facultés, il ne va pas songer à s'exempter des uns et à augmenter les autres; il s'en contente, par l'impossibilité où il est de changer, et se dédommage en pensant que cela ne pouvoit pas être autrement et qu'il trouve dans l'univers de quoy remédier amplement à ce qui luy manque. Il est tellement imbu de ce préjugé qu'il ne voit pas l'inutilité d'une infinité de choses qui l'environnent et qu'il s'accuse luy-même d'ignorance de ne pas sçavoir leur usage.

Mais, pour examiner cette question plus méthodiquement, faisons une espèce de parallèle des deux sentiments opposés, et voyons, après en avoir fait une comparaison exacte, lequel des deux semble le plus approcher de la vérité. Je supose que deux hommes, également éclairés et instruits dans la pluspart des sciences, veulent s'éclaircir sans prévention sur cette question.

Celuy qui regarde l'univers comme créé en faveur de l'homme fondera son opinion sur tout ce qu'il y voit de proportionné aux besoins du genre humain. Il voit avec admiration le cours réglé des astres, le Soleil qui demeure toujours à une juste distance de la Terre, sans quoy les hommes périroient par un chaud ou par un froid excessif; il le voit avancer pendant six mois vers l'un des pôles et, revenant aussitôt pendant les six autres, diviser l'année en quatre saisons, dont chacune semble avoir son utilité particulière. Il ne peut pas douter que tout cela ne soit fait à dessein. Il place le Soleil au centre de notre tourbillon, et admire avec quelle égalité la lumière bienfaisante se répand sur les planettes qui l'environnent; il voit que la Terre, en étant plus proche que Jupiter, n'a qu'une Lune, qui, par la lumière qu'elle recoit du Soleil, semble réparer le tort que nous fait l'absence de cet astre; il admire les quatre satellites de Jupiter et les six de Saturne qui dédommagent ces deux planettes du froid et des ténèbres que leur causeroit la prodigieuse distance à laquelle ils sont du Solell. Un si bel ordre semble n'avoir pour but que la conservation et l'utilité de chaque estre en particulier.

Si nous descendons sur la Terre et que nous nous attachons à considérer la construction du corps humain, nous n'aurons pas moins de sujets d'admiration. Nous y trouverons l'abrégé de la mécanique la plus parfaite qu'on puisse imaginer: des os d'une consistence solide, afin qu'ils puissent soutenir la masse du corps; des muscles et des nerfs, qui sont autant de cordes, de poulies et de leviers; des esprits animaux, d'une telle fluidité qu'ils sont chassés avec impétuosité par la seule volonté dans les canaux des muscles et que, les gonflant, ils les racourcissent, et font mouvoir par ce moyen celuy des membres vers lequel l'âme les envoye. Il admire les organes des sens; celuy de la vue, par exemple, cet oeil composé d'humeurs transparentes afin que les rayons de lumière, s'y brisant, se réunissent sur la rétiné et peignent les objets sur ce merveilleux tissu de petites fibres si mobiles qu'elles sont ébranlées par la matière subtile, inaplicable à tous les autres corps, et que cet ébranlement se communique à la substance du cerveau, où il émeut l'âme de la même façon que l'organe l'a été à la présence de l'objet. Il trouve dans tous les autres sens de nouveaux sujets d'admiration. S'il consulte la phisique, il reconnaitra la nécessité de la pesanteur de l'air, qui cause l'accroissement des végétaux, comprimant le suc de la terre et le forcant à monter dans les pores des plantes. S'il considère la matière subtile, il voit que sans elle l'univers ne seroit qu'un sejour ténébreux, que la fluidité des liqueurs, et surtout celle de notre sang, si nécessaire à la vie, seroit arrestée. Il regarde le flux et le reflux de l'océan, le vent qui règne sur la Méditerranée et le sel des eaux de l'une et de l'autre mer, comme nécessaires pour en empêcher la corruption, d'où il s'ensuivroit une contagion universelle. Ce n'est pas tout: comme le corps est sujet à un grand nombre d'infirmités, la nature auroit péché sans doute de n'y aporter aucun remède; mais, loin de là, la botanique et la chimie nous en fournissent abondament. Il y a peu de maladies qui ne trouvent leur guérison dans quelque plante. Les vallérianacées, les narcotiques et tant d'autres, ont-elles une vertu pareille pour demeurer inutiles? Quels remèdes ne trouve-t-on pas dans le mercure et l'antimoine quand par la chimie on les a ouvers et préparés?

Toutes ces considérations le déterminent à penser que tout ce qui existe est créé pour l'utilité réciproque des etres qui composent la nature, qu'une puissance sans bornes a pourvu au besoin des hommes et par une prudence infinie a rendu tous les etres nécessaires les uns aux autres. On voit que ce sentiment établit l'existence d'un Être éternel, tout-puissant, doué de sagesse, de prudence, et même de bonté, dans une proportion infinie. Je dis même de bonté, puisque tout ce soin n'a pour but que la conservation et l'utilité de la nature, ce qui sans doute est une preuve de sa bonté.

Voyons maintenant comment pourra répondre, à des admirations qui semblent si bien fondées, celuy qui n'admet aucunes vues particulières dans la Providence. Il convient de tous les faits qu'a remarqués son antagoniste. Il tombe d'accord de la régularité des astres et des utilités que les hommes en retirent; mais, loin de croire que cet avantage des hommes soit la cause finale et le but d'un mouvement si prodigieux, il remonte à la cause phisique, et, à chaque pas qu'il fait dans la connaissance des premiers principes des choses, son admiration pour leurs effects diminue. Car il ne dit pas: voici comme il falloit s'y prendre, et les ressorts qu'il a fallu imaginer, pour que les choses arrivassent comme elles sont aujourd'huy; mais il fait ce raisonnement: les choses sont comme nous les voyons parce que leurs principes sont de telle nature qu'ils ne peuvent produire d'autres effects. Si j'osois hazarder une comparaison, un peu basse à la vérité, mais qui me paroît assés juste, je me ferois peut-être mieux entendre. Je supose qu'un petit animal capable de raisonnement examinat avec attention la chutte des grains de sable à travers le trou d'une clepsidre, et qu'il se fût mis dans la teste que cet ordre de l'écoulement des petits grains entre eux, qu'il voit, est absolument nécessaire et ne peut être changé. Il admireroit sans doute qu'on les eût taillés tous de façon que les uns passassent devant les autres par le moyen des petits angles et des autres différences qu'il y remarqueroit sensiblement; mais si, au lieu d'être prévenu que cet ordre ne peut être autrement, il fait attention que le hazard seul peut donner à ces grains les différentes formes qu'ils ont, et que, les ayant une fois, il est impossible que cet écoulement ne se fasse dans l'ordre qu'il voit, son admiration cesseroit sur le champ. Et voilà précisément ce qui doit nous arriver, lorsque, ayant fait un raisonnement pareil, nous avons reconnu que ces choses jusques-là si admirables sont des suites naturelles et nécessaires de l'arrangement et de la situation dans laquelle le hazard a mis l'univers. Lorsque j'attribue au hazard cet arrangement, il est bon d'expliquer que je n'entend pas parler de cet ordre merveilleux de la nature, que la prévention où nous sommes nous fait admirer, en le raportant aux utilités que nous en retirons; mais je remonte aux principes du tout, et je dis que ce premier arrangement est d'une telle simplicité que ce n'est point trop donner au hazard que de l'en croire le principe, et que, si par supposition ce même hazard aveugle eût disposé les principes des choses d'une façon toute différente de celle qui existe, nous aurions trouvé dans ce nouvel arrangement des utilités que nous aurions appliquées à nos besoins tout aussi avantageusement et avec autant d'admiration que nous faisons cette présente disposition de l'univers.

Voyons maintenant si nous pourrons nous accommoder du détail qu'a fait le philosophe déiste, et si nous pourrons l'expliquer suivant nos principes. Ayant reconnu que le Soleil est composé d'une matière très subtile et capable d'un mouvement très rapide, nous ne serons point étonnés que le mouvement que fait sur luy-même un globe d'une si grande étendue cause un ébranlement dans toute la sphère fluide qui l'environne. On voit même que par ce mouvement circulaire il doit entrainer tous les corps qui se rencontrent dans la sphère de son activité, et que ces corps, par les loix de la mécanique, doivent rester toujours à la même distance du principe de leur mouvement, et par conséquent y décrire continuellement des orbes, à l'endroit où la proportion qui se trouve entre leurs volumes et leurs pesanteurs les a placés nécessairement. Ainsi nous verrons sans admiration que, conformément à ces principes, les planètes les plus petites sont les plus proches du Soleil, et qu'ainsi, parcourant un plus petit cercle, elles font leur tour en moins de tems. Il ne faut point aller s'imaginer que la Lune soit donnée à la Terre pour l'éclairer au défaut du Soleil, mais penser que ce corps, petit et léger en comparaison de la Terre, se trouve entrainé par son tourbillon, comme les quatre satellites de Jupiter et les six de Saturne le sont facilement par le tourbillon très étendu de ces deux planètes. Et si Mercure et Vénus n'ont point de ces satellites, ce n'est pas à cause de l'inutilité dont ils leur seroient, étant si proches du principe de la lumière, d'autant plus que Mars, qui en est plus élolgné que la Terre, n'a aucun de ces secours; mais la vraye raison est que ces planètes n'ont pu, à cause de leur petitesse, en entrainer d'autres dans leurs tourbillons. D'ailleurs, ces planètes, pour être plus proches du Solell, n'en ont pas moins dans un de leurs hémisphères une nuit qui doit être fort obscure, puisqu'elles ne sont éclairées que par les mêmes étolies que nous voyons, dont même elles sont encore plus éloignées que nous. Si l'on aime mieux le sistème de Neuton que celuy de Descartes, qu'on suit dans cette explication, il n'y aura pas de plus grandes diflicultés.

Enfin, pour suivre le même ordre dont nous nous sommes servis d'abord, nous examinerons la structure du corps humain. Mais, loin d'être dans une admiration continuelle des propriétés renfermées dans cette construction particulière des parties du corps de l'homme, nous penserons avec Epicure que les membres n'ont point été donnés à l'homme tels qu'ils puissent être appliqués à tous les usages imaginables, mais que, les ayant reçus avec les facultés qui dépendent nécessairement de leur forme et de l'essence de leur matière, les hommes n'ont imaginé que les usages auxquels ils les pourroient appliquer; et que, si nous eussions été privés des organes nécessaires aux sens que nous connaissons, nous en aurions eu d'autres, que nous ne pouvons imaginer, qui nous auroient fait connoître les objets par des attributs de la matière, peut-être sans nombre, que nous ignorons absolument, et ces nouveaux sens auroient peut-être été beaucoup plus parfaits que ceux que nous avons. Je me serviray d'une comparaison qui peut rendre plus sensible la vérité de ce que j'avance. Si, par exemple, au lieu des cinq doigts que nous avons à chaque main, la nature nous en eût donnés dix, nous apliquerions ces dix doigts fort utilement à plusieurs usages et nous fairions des ouvrages plus parfaits que ceux que nous faisons; nous serions même très fort persuadés qu'on ne peut s'en passer à moins, et que nous serions inhabiles à tout si nous n'en avions que cinq. De même, si nous n'eussions eu que des moignons au lieu de mains, nous nous en serions servis à des ouvrages qui, comparés à ceux que nous faisons aujourd'huy, seroient misérables, mais que nous ne laisserions pas de trouver aussi beaux que nous trouvons les nôtres, parce que nous n'en connoîtrions pas d'autres et que nous les regarderions comme le plus grand effect de l'adresse humaine. Ainsi nous nous accommoderions de la forme de notre corps et de nos organes, de quelque façon qu'ils eussent été, et même nous l'admirerions, parce que nous ne connaitrions rien de plus parfait.

Pourquoy donc voulons-nous que cette construction particulière que nous avons soit la seule parfaite et la seule admirable en elle-même, puisque nous n'en connaissons pas d'autre et que nous n'en pouvons faire aucune comparaison? Voilà, sans doute, une admiration bien mal fondée, puisqu'elle nait de notre ignorance. C'est cependant là son principe ordinaire. Nous admirons ce que nous ignorons; nous jugeons beau et parfait ce que nous admirons, et ce préjugé s'établit si bien en nous que nous ne pouvons plus le déraciner. Si dans la suite nous parvenons à quelque connaissance de l'ordre de l'univers et que notre admiration diminue par la simplicité et la nécessité que nous y trouvons, le préjugé de la perfection de l'univers, fondé sur notre première ignorance, nous reste, et nous ne raisonnons qu'après avoir posé pour principe la perfection de l'harmonie de l'univers.

Mais revenons à notre sujet et achevons de répondre aux admirations du déiste. Il trouve dans les plantes et dans les minéraux des utilités si manifestes; et c'est précisément en quoy nous devrions accuser la nature d'ingratitude, car elle produit plus abondament des plantes inutiles, ou même pernicienses, que celles qui peuvent soulager nos infirmités, et d'ailleurs, nous ayant refusé une connaissance naturelle pour les distinguer les unes des autres, elle les a mêlées si indifférament qu'on en a vu très souvent arriver de funestes effects, pour parvenir à une connaissance qui est encore si éloignée de sa perfection. La pesanteur de l'air, qu'il trouve si avantageuse et si utile, est de l'essence de sa nature. Il est vray qu 'elle fait végéter les plantes et qu'elle entretient les liqueurs en mouvement; mais il est ridicule de penser que ce soit pour ces usages que l'air a de la pesanteur, puisque nous voyons que cet attribut est indispensablement attaché à toute la matière que nous connaissons. Le flux et le reflux de la mer est causé par le pressement de l'air entre le corps de la Lune et la surface de la mer, et ce n'est point établi, non plus que le sel de ses eaux, pour en empêcher la corruption; puisque des mers entières n'ont point de flux et de reflux et qu'il y a une infinité de lacs qui ne sont point salés, sans qu'il s'ensuive aucune corruption. Enfin, nous ne trouverons rien, dans l'univers, créé pour l'usage anquel nous le faisons servir. La nature a des vues plus étendues. Elle agit par des principes nécessaires; et, si nous trouvons, dans ce qu'elle fait, notre utilité particulière, c'est toujours en interrompant le cours de la nature et en appliquant à nos besoins des choses qui n'étoient pas faites pour nous, comme lorsque nous faisons servir des animaux ou des fruits à notre nourriture, car c'est par la force que nous nous approprions toutes ces choses que la nature n'avoit en aucune façon destinées pour nous.

Si pourtant nous voulons trouver un but et un dessein dans la nature, nous verrons qu'il n'y en a point d'autres que la propagation de l'espèce. Laissés agir naturellement tous les êtres qui sont dans l'univers, vous ne les verrés tendre qu'à la production de leurs semblables. Nous n'en pouvons douter dans les animaux; toutes leurs actions nous le démontrent assés. Il en est de même des végétaux: si nous laissons un fruit sur l'arbre, il tombera et se pourrira, mais son noyaux, ou sa semence, telle qu'elle soit, se conservera ou ne se corrompra qu'en faisant renaitre un arbre pareil à celuy qui l'a produite. Il en est de même de tous les autres végétaux. Si nous croyons les philosophes chimistes, ils nous aprendront que les métaux ont une âme, un ferment, une semence, qui, étant dégagée de sa corporéité et mise dans une matrice convenable, produit un métal semblable à celuy dont elle sort. Enfin, nous verrons la même chose dans toute la nature. Elle ne veut que la production des espèces: c'est le but de tous ses efforts. Nous examinerons dans le chapitre suivant ce que c'est que cette volonté de la nature et de quelle voye elle se sert pour y parvenir.

Cette vérité ne frappe peut-être pas aussi sensiblement que les deux premières, mais c'est qu'elle est plus étrangère à l'esprit humain et qu'elle combat des préjugés plus enracinés que tous les autres. Cependant, lorsqu'on les a surmontés et qu'on s'est rendu cette vérité familière, elle nous desille les yeux, et tout nous la confirme. Quoiqu'elle change toutes les idées que nous avions auparavant, elle s'applique si parfaitement à tout que, plus nous avancons dans la connaissance de l'univers, plus nous nous persuadons que c'est un principe sur et incontestable. Achevons notre projet et voyons ce qu'après toutes ces considérations nous devons penser du premier Être.



| Préface | Chapitre I | Chapitre II | Chapitre III | Chapitre IV |

Chapitre quatrième

Du premier Être

Tout ce que nous venons de voir jusqu'à présent nous prouve suffisament que, s'il est un premier Être, du moins nous n'avons rien à en espérer ny à en craindre, et qu'ainsi, s'il existe, il doit être semblable aux dieux que nous décrit le fameux disciple d'Epicure lorsqu'ils, ne prenant aucun soin des affaires du monde, se contentent d'y avoir établi ou d'y entretenir le mouvement général duquel s'ensuit toute l'harmonie de l'univers.

Mais l'autorité d'Epicure ne nous fait rien ici, et, quoique je l'aye suivi dans une partie des choses que j'ay dites, je l'abandonneray sans regret dans celles qui ne me paraissent pas conformes à la raison ou à la vérité. Son opinion sur l'oisiveté des dieux est de ce nombre. Rien n'est si contradictoire que d'admettre une divinité qui a des attributs infinis et qui n'en met aucun en usage. Je veux croire que la politique obligeoit un philosophe qui enseignoit publiquement à admettre des dieux; mais il me semble en même tems que cette politique étoit bien aisée à contenter, car ces dieux qu'il admettoit n'étoient ny offensés par les crimes ny fléchis par les sacrifices ou par quelque autre culte que ce fut. Ils ne demandoient rien aux hommes, ainsi l'existence d'un premier Être ne leur importoit en aucune façon, et ne pouvoit ny les détourner du crime ny les porter à la vertu. C'étoit là avoner une divinité simplement pour n'être pas athée, puisqu'il n'en pouvoit revenir aucun bien à la société ny pour retenir les désordres du peuple ny pour le porter à la piété. Ne pouvant deviner les raisons qu'avoit Epicure de parler ainsi, et ne m'étant prescrit d'autres règles qu une recherche de la vérité sévère et scrupuleuse, sans égard pour aucune politique, je parleray comme je pense et sans doute comme pensoit Epicure. Pour moy, je regarde la providence comme inséparable de la Divinité, et je ne balanceray point à dire que, s'il n'y a point de providence, il n'y a aucun être qui puisse mériter le nom d'Intelligence souveraine ou de Divinité.

Je crois avoir assés prouvé dans le chapitre précédent que l'ordre établi dans l'univers n'a pas besoin d'une providence particulière pour être entretenu. Rien ne s'y opère qui ne soit simple et nécessaire. Si quelques-unes des opérations qui s'y font nous paroissent merveilleuses, c'est que nous n'en examinons point, ou que nous n'en connoissons pas, les causes. Car nous ne nous avisons pas d'admirer qu'une pierre retombe lorsque nous l'avons jettée en l'air, parce que nous voyons en même tems la cause et l'effect et que la raison et l'expérience nous montrent que cela ne peut arriver autrement. Il en seroit de même du reste des choses qui arrivent dans l'univers, si le principe nous en étoit aussi connu.

Nous regardons l'effect et l'utilité que nous retirons d'une opération de la nature comme ayant eu un principe destiné à cette fin particulière, et que cette fin particulière et ce but de la nature n'est autre chose que notre utilité. Quand une fois nous sommes bien accoutumés à ce sophisme, nous ne regardons plus si cette opération est naturelle et nécessaire, et nous ne songeons plus qu'à admirer tout ce qu'il a fallu agencer pour former ce qui nous semble si proportionné à nos besoins. Rien n'est si difficile que d'éviter un piège qui se présente si souvent et sous tant de formes différentes; mais, puisqu'enfin nous l'avons reconnu, nous l'éviterons plus facilement; et, comme nous avons déjà du inférer de nos jugements qu'une providence particulière n'est nécessaire ny pour entretenir l'univers ny pour l'arranger de sorte qu'il soit tel que nous le voyons, puisque toute autre disposition eut été aussi parfaite, tâchons maintenant de découvrir comme et par quel moyen il existe.

La matière ne peut s'être formée d'elle-même, puisqu'il auroit fallu qu'elle eut été comme créateur avant que d'exister comme créature. Il faut donc se réduire à dire qu'elle a été créée par un autre ou qu'elle est éternelle. Si elle a été créée par un autre, il faut nécessairement que ce soit par un Être éternel, car nous aurions la même difficulté sur la création de cet Être, et ainsi on pourroit remonter de créateur en créateur. Il doit être infini, car il ne peut être borné par la matière, sa créature; et quelle autre chose le pourroit borner? S'il est infini, il est un, car il ne peut y avoir plusieurs infinis. Enfin, il doit être immatériel, puisque la matière ne peut pas créer la matière. Voici donc quels sont nécessairement les attributs d'un Être capable d'avoir créé l'univers: l'éternité, l'infinité, l'unité et l'immatérialité.

Pour examiner par ordre tous ces attributs, commençons par l'éternité. Il est certain que nous n'en pouvons avoir aucun sentiment qui nous la fasse connoître: nous sommes accoutumés à voir naître et périr; tout ce qui nous environne a son commencement et sa fin. Cependant, si nous examinons de plus près et avec plus d'attention qu'on ne fait ordinairement ce qui nous semble périr, nous verrons qu'aucun corps n'est réellement anéanti et qu'il n'y a jamais que la forme qui change. Le bois qu'on brûle se retrouve en pareille quantité dans la fumée et dans les cendres, sans qu'il s'en perde la moindre chose. Le corps de l'homme, privé de vie et jetté dans la terre, s'y corrompt par l'abondance de l'humidité; sa substance se mêle et fait corps avec le suc végétatif de la terre; elle passe dans les plantes qui croissent dans cet endroit, dans les pierres qui s'y forment; cette substance, faisant partie d'une plante, devient l'aliment d'un animal, qui devient à son tour celuy de l'homme. Ainsi la même quantité de matière subsiste toujours; tout l'effort des hommes ne peut en anéantir un grain. Cette vérité est si constante et si universellement reçue que je ne m'y arreteray pas davantage. Ce que j'en ai dit n'est que pour montrer que nous pouvons nous former une idée de l'éternité, ou du moins d'une de ses parties, s'il m'est permis de parler de la sorte. Je m'explique. On peut diviser l'éternité en incréation et immortalité, ou plutôt impérissabilité. Nous ne pouvons imaginer cette première moitié que par la difficulté que nous trouvons à comprendre ce que c'est que créer, tirer du néant, faire quelque chose de rien; car il semble que cela est encore plus difficile à comprendre que l'incréation. Pour l'impérissabilité, elle nous est un peu plus sensible, ou du moins nous nous portons plus facilement à la croire, par l'impossibilité que nous voyons qu'il y a d'anéantir la moindre partie de la matière et parce qu'il ne peut pas entrer dans la teste que quelque chose puisse devenir rien. Quoique, par ce que nous venons de voir nous n'ayons pas d'idée absolue et déterminée de l'éternité, on peut dire cependant que cet attribut, appliqué à quelque nature que ce soit, est plus vraisemblable et plus facile à comprendre que la création et l'anéantissement de cette nature. Ainsi rien n'empêche que nous ne connaissions l'éternité dans le premier Être.

L'infinité ne nous est pas plus sensible par elle-même que l'éternité. Nous avons les mêmes raisons pour n'y rien comprendre: nous ne connaissons rien que de fini; tous les corps sont terminés par d'autres. Il faut pourtant bien que le premier Être soit infini; car quelles bornes luy pourions-nous donner? Nous n'en pouvons pas même imaginer à la matière, que nous regardons comme son ouvrage. Il faut donc convenir, quoique nous ne le puissions comprendre, que Dieu est infini, parce qu'il est également incompréhensíble, et outre cela absurde, de le regarder comme fini.

L'unité est une suite nécessaire de l'infinité. S'il y avoit deux ou plusieurs infinis, ils ne le seroient plus ny les uns ny les autres; car l'un seroit terminé par l'autre dans tous les points d'attouchement. Cette unité n'a pas besoin d'autres preuves, et est de la dernière sensibilité.

L'immatérialité est le dernier attribut que nous avons reconnu pour nécessaire dans le créateur de l'univers. La raison que nous en avons donnée est que l'ouvrier doit être d'une autre nature que son ouvrage. En effect, si nous le regardions comme matériel, ce seroit la matière qui auroit créé la matière, ce qui seroit contradictoire; car, si une partie de la matière avoit besoin d'être créée pour exister, comment se pourroit-il faire qu'une autre partie existât par elle-même et fût éternelle? Il faut donc avouer nécessairement l'immatérialité du Créateur.

Mais il va naître de ce principe un million de difficultés. Car qu'est-ce, premièrement, qu'immatérialité? Nous avons beau dire que, si nous ne le comprenons pas, c'est que cela est hors de notre portée, et que nous ne devons pas douter qu'il n'y ait une infinité de choses qui, pour être incompréhensibles, n'en sont pas moins existantes. Je l'avoue; mais je ne sçais si celle dont il s'agit est de ce nombre. Nous n'avons pas, à beaucoup près, une notion claire de l'extension ny de la divisibilité de la matière à l'infini; cependant nous sommes assurés par la géométrie de la vérité de l'une et de l'autre. La proposition du triangle entre les deux parallèles, dont saint Thomas s'est servi pour démontrer l'extensibilité des anges, en est une preuve sûre; de même que la démonstration des incommensurables en est une de la divisibilité à 1'infini. Voilà de ces cas où nous sommes obligés d'avouer que nos idées ne peuvent aller jusque-là. Mais, avant cet aveu, il faut être assuré de la vérité de ce que nous ne pouvons pas comprendre; car ce seroit une source continuelle d'erreurs, que de croire des choses que nous ne pouvons pas comprendre. Et donc rien ne nous assure qu'il peut exister un Être immatériel.

Je ne vois rien, qui puisse nous avoir fourni cette idée, que ce qui se passe en nous. Voici le raisonnement qui peut seul luy avoir donné 1ieu: Je pense, donc il y a en moy une substance intelligente et immatérielle, car la matière ne peut pas penser. Puis, raportant ce jugement à l'univers, nous disons: il y a, dans l'harmonie que nous voyons, des marques sensibles d'une providence; c'est donc une substance intelligente qui la règle; si c'est une substance intelligente, elle est donc immatérielle. Voilà la conséquence qui nous assure l'immatérialité du premier Être; je ne crois pas qu'on puisse avoir d'autres preuves de cet attribut. Si cela est, nous allons bientôt trouver que ce fondement est si foible qu'il ne mérite pas que nous luy sacrifions notre raisonnement et que nous nous en prenions au défaut de nos idées. Il ne faut pour cela que se servir des raisons que j'ay données pour prouver la matérialité de l'âme, et d'une infinité d'autres qui se peuvent trouver encore. Car, si ce qui nous porte à regarder le premier Être comme une substance immatérielle est la persuasion où nous sommes que la matière ne peut penser ny agir par elle-même, notre conséquence est absolument fausse; et, quand même on voudroit s'obstiner à soutenir la spiritualité de l'âme, cela ne concluroit rien pour celle du premier Être, puisque ce n'est pas par la comparaison avec ce qui se passe en nous que nous devons le juger, mais par les choses que nous regardons comme son ouvrage. Je sçais bien que, si nous accordons que l'âme soit incorporelle et que le premier Être ait créé cette âme, nous ne pouvons refuser à luy-même ce que nous reconnaissons qu'il a donné à sa créature; mais ce n'est pas là la question, car, loin d'avouer et de prendre pour principe qu'il a créé l'univers et par conséquent l'homme, c'est précisément ce que nous voulons éclaircir et ce dont il s'agit.

La matière est créée ou éternelle. Si elle est créée, il faut que ce soit, comme nous venons de le dire, par un Être éternel, infini, immatériel. Je laisse à part les autres attributs qui luy seroient encore nécessaires, et je me contente de faire voir les difficultés qui se trouvent à concilier ceux-cy. Premièrement, il me semble que l'infinité et l'immatérialité sont absolument incompatibles. Car l'infini n'est autre chose que ce qui occupe tous les lieux; or, un lieu ne peut être occupé que par un être matériel: sans cela, il est vuide. Et, d'ailleurs, la matière n'occupe-t-elle pas une place dans l'univers? Comment donc ce premier Être sera-t-il en tous lieux? Je ne m'arresteray point à faire voir que l'éternité ne s'accorde pas mieux avec l'immatérialité, car cela suit assés de ce que nous venons de dire; et je crois qu'il suffira de faire voir avec quelle facilité se lèvent toutes ces difficultés, si, au lieu de vouloir imaginer un premier Être dont nous n'avons aucune preuve ny même aucune idée, nous nous réduisons au sentiment le plus simple et le plus naturel, qui est de ne point admettre d'autre premier être que la matière éternelle et infinie.

Puisque nous avons reconnu que toutes les opérations de l'âme et du corps se peuvent faire par des agens matériels, que la pensée est un sixième sens résultant des cinq autres et qui a pour organe le cerveau, et que l'ordre de l'univers n'a besoin d'aucun secours particulier pour le maintenir tel qu'il est, qu'avons-nous besoin d'imaginer sans aucune nécessité un Être qui ne peut exister sans renfermer tant d'attributs incompatibles? Ne suffit-il pas de dire que nous sommes certains par nous-mêmes de l'existence de la matière, que nous avons des raisons au moins vraisemblables pour la croire éternelle, puisque nous voyons par expérience qu'elle ne peut périr et que nous ne pouvons imaginer qu'elle ait pu être tirée du néant? Cela ne nous doit-il pas suffire pour nous faire soupçonner qu'elle peut être éternelle, et pour nous déterminer à le croire, si nous trouvons moins de difficultés dans cette façon de penser que dans le sentiment contraire? Alors rien ne s'opposera à ce que nous accordions l'éternité à la matière.

L'infinité de la matière nous donnera beaucoup moins de peine. Elle nous est plus sensible, et peut quasi nous être démontrée géométriquement; et, pour ajouter aux preuves de géométrie, dont nous venons de dire un mot, celles qui sont tirées du seul bon sens, pouvons-nous nous imaginer une division assés répétée pour qu'à la plus petite partie on ne puisse pas nous demander s'il n'est pas vray qu'elle ait deux côtés et qu'elle ne puisse être partagée entre les deux? Pouvons-nous enfin la réduire en points indivisibles? Il est tout aussi difficile de nier qu'elle soit étendue à l'infini; car, si elle est bornée, quelles sont les bornes, et qu'y a-t-il au-delà? Ces questions sont pressantes, et on ne peut y répondre. Nous sommes donc obligés de dire que la matière est infinie. Ce principe bien établi suffiroit pour prouver qu'il n'y a point de premier Être, et même qu'il n'y a point en tout d'être, dans la nature, que la seule matière.

Car ce premier Être ne pourroit être infini, si la matière l'étoit aussi; et la matière ne pourroit l'être, s'il y avoit dans le monde autre chose qu'elle et si elle n'étoit pas seule la cause et l'effect de tout ce que nous voyons dans l'univers.

Voici donc les conjectures que j'ose hazarder, et ce que je crois que doit suivre de tout ce que nous avons dit: la matière est une, infinie, éternelle; c'est elle qui, ayant toujours existé, a entretenu et entretient l'univers dans l'état où nous le voyons, sans aucun dessein particulier pour nos usages ny pour nos besoins, mais faisant cependant tout ce qui est nécessaire pour la propagation des espèces; c'est elle qui conduit nos actions par un ordre nécessaire, invariable et dépendant des circonstances qui nous environnent; enfin, c'est elle seule qui existe, et c'est par elle seule qu'elle existe.

On peut faire plusieurs objections contre ce sistème, et même peut-être serviront-elles à l'éclaircir.

Il y a dans l'univers un mouvement qui anime cette matière. Or, quel est ce mouvement, et quel en est le principe? Je répond que, quoiqu'il n'y ait peut-être rien de si ignoré dans la phisique que le mouvement et ses causes, ce qu'on en sçait avec certitude est qu'il est inséparable de la matière et que jamais il ne peut y avoir de mouvement sans matière. Ainsi il peut se faire que le mouvement soit essentiel à la matière et fasse partie de son être. On peut objecter que, si cela étoit, il ne pourroit point y avoir de matière sans mouvement. La conséquence est vraye; mais, premièrement, nous voyons que toutes les formes de la matière, quelque solide qu'elle soit, sont sujettes à destruction, ce qui ne peut arriver sans un mouvement, qui, pour être insensible à nos organes, n'en est pas moins réel. En second lieu, on peut dire que toutes les parties de la matière ont en elles-mêmes une force qui les détermine à se mouvoir toutes également, et que, si quelques-unes paroissent avoir un mouvement très lent, ou même n'en avoir aucun, cela vient de ce que, tâchant à se mouvoir chacune avec le même effort dans des directions opposées, elles se rencontrent et, ne pouvant vaincre l'effort l'une de l'autre, elles demeurent en repos, sans qu'on puisse dire pour cela qu'elles soient privées de mouvement, puisqu'elles ont toujours en elles cette force qui en est le principe et que cette puissance seroit réduite en acte si l'obstacle qui s'y oppose étoit levé. Je ne donne ici qu'une idée en passant d'un sistème très facile à soutenir et qui donne une explication très simple et très naturelle de plusieurs faits difficiles à expliquer dans toutes les autres hipothèses sur le mouvement. En troisième lieu, le mouvement peut être accidentel à une certaine disposition de la matière. De quelque façon que cela soit et quelque parti que l'on prenne, le mouvement doit être éternel comme la matière, et il doit toujours avoir existé dans la même quantité, étant seulement différament modifié et déterminé à tout moment par les accidents particuliers de la matière.

Je sens bien que cette réponse ne lève pas toutes les difficultés et ce n'est pas une démonstration géométrique; mais ce sont là des occasions où l'on doit croire et admettre des choses, quoiqu'on ne les comprenne pas. Car nous sommes assurés de l'existence du mouvement, nous sçavons aussi qu'il ne périt point et qu'il ne diminue dans un sujet qu'en se communiquant à un autre; ainsi rien ne nous empêche de le croire éternel. Ce principe, ou, si l'on veut, cette suposition établie, il n'y a plus de difficultés dans tout le reste de notre sistème. On aura beau, par exemple, chicaner sur l'éternité de la matière. Je demanderay si, la refusant à la matière, il est plus naturel de forger exprès un Être pour luy donner cette éternité, avec une infinité d'autres attributs, pour qu'il puisse créer la matière. On voit que c'est supposer des chimères impossibles, pour vouloir nier une vérité qui se montre aussi sensiblement que nous sommes capables de la sentir. Enfin, je ne vois plus d'objections assés fortes pour empêcher de croire que, la matière existant de toute éternité, son mouvement éternel, touiours pareil et toujours uniforme, la détermine à se porter indifférament de tous côtés; que les accidents particuliers de cette matière chargent la direction de ce même mouvement, et que, comme ils existent nécessairement, ils divisent aussi nécessairement l'action du mouvement et la déterminent suivant des directions diverses, mais toujours dépendantes des dispositions particulières de la matière. Ainsi le mouvement, qui d'abord agit sur la matière, se trouve ensuite modifié et déterminé par elle, de façon que l'action et réaction réciproque de l'un et de l'autre forment cette suite nécessaire et cet ordre immanquable qu'un de nos anciens poètes appelle dira necessitas. C'est cette nécessité inflexible qui produit tous les événements, qui règle nos actions et qui conduit l'univers par les seules loix du mécanisme le plus simple.

J'oubliois une obiection qu'on peut me faire très à propos. C'est que j'ay avoué que la nature sembloit avoir pour but la propagation de l'espèce. Ainsi ce ne seroit pas se conduire par la seule mécanique, puisque la destruction se peut rencontrer indifférament comme la production, dans un arrangement qui n'auroit pas pour but la conservation des espèces.

Je répond à cette objection que ce but et ce désir de la propagation n'est pas une volonté intelligente ny raisonnée, mais c'est que tous les mixtes sont composés de principes différents (je n'entend pas parler des premiers principes, mais de ceux qu'on reconnoît par l'analise qu'on peut faire de tous les corps). Ces principes sont le Flegme, le Souffre, le Sel, la Teste morte et un cinquième, qui est le Mercure ou la Quintessence. Ce Mercure est un mélange des parties les plus subtiles et les plus épurées des quatre autres principes; c'est, pour ainsi dire, un autre mixte pareil à celuy dont il est partie, mais beaucoup plus parfait. C'est ce qui forme l'âme et la vie des animaux et des végétaux. C'est cet Esprit qui abonde dans la semence des corps mixtes et qui, se dévelopant dans une matrice convenable, forme par sa corruption et sa décomposition un nouveau corps pareil à celuy dont il sort. C'est enfin ce ferment actif qui change en sa nature toute la matière qui l'environne et la fait concourir à produire un mixte de sa même espèce. Cette Quintessence, étant enfermée et répandue dans tout le corps qu'elle anime, est dans une activité continuelle, parce que sa grande subtilité la rend infiniment plus propre au mouvement que les autres principes du corps. Cette violente agitation fait qu'elle ne cherche qu'à sortir, et ainsi fait agir les animaux conséquament à ce principe et proportionnément à l'abondance ou à la subtilité de cette semence. C'est ce qui produit en eux ces mouvements et cette pente naturelle d'un sexe pour l'autre, qui leur devient un besoin qu'ils cherchent à soulager, comme les autres, par les moyens les plus efficaces et les plus à leur portée. Il en est de même dans les végétaux. Cet Esprit séminal parcourt la plante et ne s'arrete que lorsqu'il trouve une prison assés forte pour le retenir. Telle est la graine, où il se trouve ordinairement renfermé. Lorsqu'il y est une fois fixé, il y reste jusqu'à ce que cette graine, étant mise dans la terre, vienne à se pourrir et luy donne la liberté d'agir et de reproduire ce que son espèce et sa nature comportent. Nous voyons par là que ce but et cette volonté de la nature n'est qu'une façon de parler, puisqu'elle n'agit pas moins dans cette occasion que dans toutes les autres suivant les loix générales et mécaniques auxquelles elle est nécessairement assujetie.