Essais sur la recherche de la vérité
[Anonymous]
Critical edition by Sergio
Landucci
For a full account of manuscript sources, see the
printed edition:
Studi Settecenteschi, 6, 1984, pp. 23-82.
Electronic version by Gianluca Mori (1996)
Sergio Landucci © 1984-1996
Préface
Tous les hommes ont une pente naturelle qui
les porte à la recherche de la vérité. Mais
ils ont peu de moyens pour y parvenir, et à peine même
connoissent-ils pour tels ceux qu'ils ont. L'homme naît
ignorant et privé de toutes connaissances. Il n'a, pour
en acquérir, que ses sens. Aussi ce sont eux qu'il consulte
d'abord, et qu'il croit aveuglément. Par cette sorte d'étude,
et par l'examen qu'il en fait, il pénètre un peu
plus avant qu'il n'avoit fait par la première appréhension.
Mais, si par ce moyen il découvre quelques vérités,
ce n'est que très imparfaitement, et il y en a une infinité
qui luy échapent, de façon qu'il ne retire de cette
recherche qu'un essai de vérités qui luy en donne
seulement le goût et le désir, sans pouvoir, à
beaucoup près, se rassasier. C'est ce qui engage l'homme
à faire ses efforts pour pousser ses connaissances plus
loin. Il sent que dans toutes ses recherches il n'a de satisfaction
qu'à proportion qu'il approche de la vérité,
parce que ce n'est qu'à ce point fixe et invariable qu'il
est tranquile, reconnaissant que jusques-là il n'a été
que d'erreurs en erreurs. Ainsi, donc, plus il trouvera de vérités,
plus il sera content, perdant insensiblement cette habitude humiliante
où il étoit de se tromper sur tout.
Mais, dans le choix des vérités,
il en est d'infiniment plus intéressantes les unes que
les autres. Ce sont donc celles-là qui méritent
nos premiers soins; et, comme ce sont aussi celles qui sont les
plus cachées, nous devons faire tous nos efforts pour les
découvrir. Il s'agit d'examiner d'abord quelles elles sont,
et les degrés d'intérest que nous y devons prendre.
La connoissance de la Divinité est ce qui semble nous frapper
d'abord; mais j'ose avancer que, si cette idée se présente
à nous comme la première, c'est que l'habitude et
l'éducation nous y ont si fort accoutumés qu'elle
nous est devenue comme naturelle; et il me semble que celle qui
devroit s'offrir la première, et qui est la plus à
notre portée, est celle de l'examen de notre nature; car
il est vraisemblable que nous devons commencer par tâcher
à nous connoître, cette recherche étant plus
proche de nous, plus facile, plus intéressante, et pouvant
plus aisément et plus sûrement nous conduire aux
autres.
Voici donc le plan que je crois que l'homme
doit se proposer, et l'ordre qu'il doit suivre dans la recherche
des vérités. Comme ses pensées sont le motif
de ses actions, il commencera par examiner sa volonté,
ses désirs, ses passions, et tâchera de découvrir
s'il est maître absolu de penser et de vouloir sans consulter
autre chose que luy-même. En second lieu, il examinera la
nature de son âme; il en jugera par ses usages, ses propriétés,
ses vices, ses actions, enfin par tout ce qui pourra luy tomber
sous les sens. Après s'être rendu compte à
luy-même de son essence aussi parfaitement qu'il luy aura
été possible, il continuera sa recherche dans ce
qui est hors de soy; et, comme l'inspection de l'univers est ce
qui le frappe le plus sensiblement, il en examinera avec soin
l'ordre et l'harmonie, il tâchera d'en découvrir
les causes et de pénétrer le dessein de l'Auteur.
Alors, suivant ce qu'il aura reconnu, il se portera à la
connaissance du premier; il jugera de sa providence par ses desseins,
de sa puissance par ses moyens, enfin de sa nature par son ouvrage.
C'est ainsi qu'il parviendra à le connaître autant
qu'il nous est possible de connoître quelque chose de si
éloigné de nous et de si peu proportionné
à toutes nos facultés.
Voilà l'ordre que je me suis proposé
dans cette recherche, comme celuy qui nous peut guider le plus
sûrement; puisque nous commençons par les vérités
les plus proches de nous et les plus à notre portée,
et que ce n'est que par elles, et comme par degrés, que
nous nous élevons à celles qui sont par elles-mêmes
trop au-dessus de nous. Si je suis assés heureux dans mes
recherches pour découvrir les premières vérités,
j'en saisiray avec ardeur toutes les conséquences, persuadé
que la vérité est une et qu'elle ne peut jamais
conduire dans l'erreur. Je n'ai pas besoin de dire ici qu'il faut
rejetter la crainte, les préjugés, les passions,
et tout ce qui pourroit nous voiler la vérité. C'est
mon premier principe, étant convaincu qu'on ne peut s'égarer
tant qu'on n'aura que la vérité pour but, et qu'on
ne peut manquer de la reconnoître pour telle dès
qu'on l'a une fois découverte.
J'ay donc divisé ce petit traitté
en quatre parties, ou chapitres. Dans les deux premiers, j'examineray
ce qui concerne la nature humaine, quelle est sa volonté,
libre ou déterminée, et l'essence de son âme;
dans les deux autres, je sortiray de l'homme, et, commençant
par l'examen de l'univers, que nous jugeons être le plus
parfait ouvrage de la Divinité, je finiray par les idées
que mon examen m'aura données du souverain Estre.
Chapitre premier
Du libre arbitre
Cette question a été si souvent
agitée, et par de si habiles gens qu'il semble qu'il ne
reste plus rien à dire sur cette matière. Cependant,
comme ce que nous avons de plus recherché sur ce point
a pour auteurs des théologiens qui, regardant cette proposition
seulement comme accessoire à leur sistème, ne l'ont
traitée que conformément a leurs idées et
n'ont soutenu le pour et le contre qu'autant qu'il pouvoit aider
ou nuire à leurs opinions, il nous reste à la traiter
en philosophes et, en connaissant toute l'importance, à
la considérer par elle-même et comme notre unique
objet; puisque, outre que c'est celle que nous avons établie
pour la baze de toutes les vérités que nous cherchons,
on peut encore assurer avec vérité que c'est, de
toutes les questions de philosophie, celle dont on peut tirer
le plus de conséquences, et les plus essentielles pour
la conduite de la vie.
La première idée qui se présente
à l'homme, lorsqu'il se consulte luy-même sur la
liberté de sa volonté, est de croire qu'il est le
maître absolu de penser ce qu'il veut. C'est, dit-il, ma
seule volonté qui engage mon âme à s'appliquer
aux objets qu'elle luy présente; c'est elle qui par ce
moyen détermine toutes mes actions, et force mon corps
de suivre les impressions de l'âme et d'exécuter
tout ce qui me plaît. Ces considérations suffisent
à plusieurs personnes qui, sans pousser les choses plus
avant, se tiennent fortement attachées à l'idée
de liberté, qui est si flatteuse et s'accommode si parfaitement
avec l'amour propre naturel à tous les hommes. D'autres,
à qui ces raisons ne paroissent pas assés fortes,
sont déterminées par le motif de la religion, qui
est absolument décisive sur ce point; quoique les subtilités
de l'Ecole l'ayent amenée au point de ne pas s'opposer
directement au sentiment contraire, et qu'on ait trouvé
le moyen de faire croire qu'elle n'est point intéressée
dans cette question et qu'elle se peut accommoder avec l'une et
l'autre manière de penser. Examinons en peu de mots ces
moyens de conciliation, et voyons si cette question ne nous donnera
pas des éclaircissements importants sur la religion.
Il n'y a point de milieu; il faut, de deux
choses, l'une: ou que nous ayons notre libre arbitre et que nous
soyons maîtres absolus de nos volontés, de nos pensées
et de nos actions, ou que nous soyons forcés et contraints
par quelque agent indépendant de nous à ne vouloir
et n'exécuter que ce qu'il ordonne. Toutes les modifications
qu'on peut imaginer dans cette alternative sont autant de défaites
frivoles, qui n'ont pour fondement que des termes obscurs et des
raisonnements captieux, qui portent un voile impénétrable
sur la question du monde la plus claire en elle-même. Car,
de dire, par exemple, que Dieu nous laisse les maîtres de
nos actions et que nous pouvons par notre propre volonté
nous déterminer à faire usage de sa Grâce
et, de suffisante qu'elle est, la rendre efficace, ou la rejetter
et nous opposer à ses effects, quoiqu'en nous la donnant
il ait bien prévu l'usage que nous en ferions, c'est, de
toutes les contrariétés, la plus absurde; puisque,
en avouant que Dieu a prévu l'usage que nous en ferions,
il faut en même tems avouer ou que cette prévision
de Dieu est un ordre irrévocable, qui alors ne laisse plus
à l'homme la liberté de recevoir ou de rejetter
la Grâce, ou que Dieu attend la décision de l'homme
et qu'il se soit déterminé sur l'usage qu'il veut
faire de la Grâce, avant que de prévoir ce qui en
arrivera. Il est bien vrai que par cette défaite on a changé
les termes de la question; mais elle reste toujours la même.
Car présentement il s'agira de sçavoir si cette
prévision de Dieu, qui est un attribut qu'on ne luy peut
pas nier, est un ordre irrévocable, ou si la volonté
de l'homme la peut faire changer selon le bon ou le mauvais usage
qu'il fera de la Grâce; ce qui est précisément
la même chose que la première question, si ce n'est
qu'elle est un peu moins claire qu'elle n'étoit et qu'à
la faveur de ces obscurités on peut établir de faux
principes, desquels on tire dans la suite des conséquences
éblouissantes et favorables au parti qu'on avoit embrassé
avant que d'avoir consulté aucun raisonnement, mais seulement
des principes qu'on s'est formés ou des intérests
particuliers.
Revenons donc à notre alternative,
qu'on peut regarder comme un de ces axiomes incontestables; et,
puisque nous ne pouvons tirer de la religion aucuns éclaircissements
sur cette matière, examinons-la par elle-même, et
voyons si elle ne nous pourroit pas donner des lumières
sur la liberté; car nous nous sommes proposé de
tout sacrifier à la vérité sitôt que
nous la connoîtrions. Or, on ne peut nier que ce ne soit
une vérité qui n'a besoin d'aucune preuve, que de
dire que l'homme a son libre arbitre ou qu'il ne l'a point: l'un
ou l'autre est certain. Voyons donc quelles conséquences
suivent nécessairement de l'un ou de l'autre, et servons-nous-en
pour nous déterminer en faveur de celuy, de ces deux sentiments,
dont nous les jugerons plus conformes à la vérité.
Si la volonté de l'homme est libre
et dépend de luy uniquement il s'ensuit nécessairement
qu'il devient le maître de déterminer les actions
de Dieu, et l'on peut dire que cette expression n'est point trop
forte. Car, en suposant un Dieu qui possède éminament
toutes les perfections, un de ses principaux attributs est sans
doute une justice infinie, qui doit punir ou récompenser
et rendre à chacun selon ses oeuvres, comme toutes les
religions l'enseignent et comme Jésus-Christ le dit luy-même
en plusieurs endroits de l'Evangile. C'est donc cette justice
parfaite qui laisse à l'homme la liberté de déterminer
ses volontés en maître absolu, pour pouvoir mériter
les récompenses ou les peines éternelles. Mais,
en établissant la justice de Dieu, nous ruinons sans y
faire attention son immutabilité, attribut qui luy est
aussi essentiel que la justice et l'éternité, et
nous n'en faisons plus, pour ainsi dire, qu'une machine mobile
et variable à chaque événement, puisque sa
décision sur mon sort attend l'usage que je feray de sa
Grâce et que je pois chaque jour de ma vie le faire changer
de résolution par mes pénitences ou par mes crimes.
Ce sentiment n'offense pas moins la prévision de Dieu que
son immutabilité, car il faut aussi luy refuser cet attribut,
qui nous oteroit encore la liberté de nos volontes; pu¦sque,
Dieu étant incapable de se tromper, s'il avoit prévu
1'usage que je ferois de sa Grâce, cette prévision
deviendroit un ordre irrévocable, que je ne pourrois plus
faire changer, et par conséquent je ne serois plus le maître
de mes volontés, puisqu'il faudroit toujours en revenir
à ce que Dieu auroit prévu, et cette contrainte
s'étendroit sur toutes les volontés et les actions
de ma vie, car elles doivent toutes avoir été également
prévues de Dieu, sans quoy je mettrois des bornes a sa
prévision et je détruirois son immutabilité.
Il est certain par ce raisonnement, dont les
conséquences sont incontestables, que le sentiment de liberté
est incompatible avec l'idée que toutes les religions nous
ordonnent d'avoir de Dieu, et même avec celle que pourroit
se former un déiste, puisqu'elle le prive nécessairement
de ses deux principaux attributs et qu'elle en fait un muable,
irrésolu et aveugle, qui attend les volontés de
l'homme, sa créature, pour se déterminer à
agir conformément à ses mérites, en le récompensant
ou le punissant éternellement.
Il s'agit maintenant de voir si le sentiment
opposé s'accorde mieux avec l'idée que la religion
nous donne de la Divinité, ou avec quelqu'autre que nous
puissions raisonnablement nous en former.
S'il est vrai que Dieu ait prévu de
toute éternité ce qui a dû arriver dans la
suite des tems, on peut dire aussi que c'est luy qui l'a ordonné;
car nul autre que luy ne pouvoit faire cette disposition, et il
n'est pas vraisemblable qu'il eut laissé agir le hazard
dans l'ordre des événements et qu'il se soit contenté
de les prévoir. Ainsi, on doit regarder la prévision
de Dieu comme étant la même chose que les décrets
de sa providence, et par conséquent il faut convenir qu'il
est auteur et créateur de tout ce qui arrive dans le monde.
Ce sentiment est sans doute plus conforme à la raison que
celuy de la liberté, et donne une plus grande idée
de la Divinité; mais on aura bien de la peine à
le faire accorder avec quelque religion que ce soit. Car qui dit
religion dit un culte que nous rendons à la Divinité,
non seulement pour la louer et la glorifier, mais encore pour
la prier, la fléchir et en obtenir le pardon de nos fautes
ou l'augmentation de ses grâces; mais ces derniers motifs
sont absolument inutiles, s'il est vrai que Dieu soit immuable
et que de toute éternité il ait décidé
le sort de chaque homme, étant luy-même auteur de
ses crimes et de son endurcissement ou de son repentir. Or, il
est certain que, si les hommes n'avoient point d'autres motifs
dans leur religion que celuy de louer ou de glorifier Dieu, il
leur resteroit bien peu d'attachement pour la religion, ou, pour
mieux dire, il n'y en auroit aucune dans le monde, puisqu'il suffiroit
que chacun attendit tranquillement les ordres de la Providence
sur son sort, sans faire d'inutiles efforts pour mériter
de nouvelles récompenses et sans craindre de nouveaux tourments.
Mais on m'objectera que c'est Dieu luy-même
qui a établi le culte, qu'il l'a changé et perfectionné,
qu'il a ordonné la prière, qu'il a même donné
des exemples de sa miséricorde et par conséquent
de l'effect que font sur luy les prières et les bonnes
oeuvres. J'avoue que telle est la religion chrétienne et
qu'elle nous offre ces exemples comme des oracles surs et incontestables;
mais, quand même la vérité en seroit aussi
incontestable et aussi évidente qu'elle le peut être
dans un événement historique, cela n'empêcheroit
pas qu'on ne dut comparer cette évidence avec celle qui
résulte du principe que nous avons avancé. Il est
bon de le remettre un moment sous les yeux. Nous avons établi
comme un principe certain et incontestable le dilemme: l'homme
a son libre arbitre ou il ne l'a point. Nous avons démontré
que le premier sentiment est également contraire à
la religion et au bor sens. Nous trouvons à la vérité
que le second est aussi contraire a la religion; mais nous ne
sçavons point encore s'il est contraire à la raison.
Cela étant, si nous pouvons démontrer que ce dernier
sentiment est conforme à l'idée la plus simple et
la plus raisonnable que nous puissions nous former de la nature
des choses, il faudra nécessairement conclure que la faute
en est à la religion, puisqu'elle est absolument et également
incompatible avec l'une et l'autre façon de penser, dont
on ne peut pourtant pas nier qu'il y en ait une de vraye.
C'est ici qu'il se faut examiner soy-même
bien sérieusement, et se dégager entièrement
de tous les préjugés, qui ne sont que trop enracinés
en nous par le soin continnel que nous prenons de nous tromper
nous-mêmes dans tout ce qui regarde notre propre nature.
Nous sommes éblouis par des façons de parler qui,
par la longue habitude, sont devenues des façons de penser,
que nous appellons naturelles, que nous croyons innées
et formées en nous par l'Être supreme. Nous disons
à tout moment, et nous croyons avec certitude ne nous point
tromper:-ne suis-je pas le maître de penser ce qu'il me
plait? Qui m'en empêchera? Qui me détournera des
idées que je cherche avec empressement? Qui me présentera
celles que je veux éviter? Ma volonté n'est-elle
pas libre, indépendante? Qui, hors moy, pourroit en disposer?-.
Ce sont là ces idées trompeuses qui nous flattent
dans la prospérité, qui nous consolent dans l'adversité,
mais qui n'ont de fondement que dans notre imagination. Cette
liberté nous touche même au point que, non contents
de l'avantage que nous comptons en retirer, nous nous prévalons
encore de ce que nous nous en croyons seuls possesseurs et de
ce que les autres animaux, à ce qui nous semble, se conduisent
par des motifs dont nous découvrons la mécanique,
au lieu que c'est à nous seuls qu'est réservé
l'avantage d'exercer notre volonté souverainement et indépendament
de tous motifs étrangers.
Voilà quelles sont ces idées
naturelles auxquelles nous croyons que c'est un crime de résister;
et, bien loin de chercher à nous affermir par le raisonnement
si elles sont vraies, nous les jugeons au-dessus de la raison,
et nous croyons être dans une erreur grossière et
criminelle s'il se présente quelque chose qui puisse nous
faire douter un moment de leur vérité. Cependant
il me semble que, par l'attachement même que nous avons
pour elles, nous devrions tâcher de nous en convaincre par
leur propre vérité; puisqu'elle n'en sera que plus
incontestable, si nous ajoutons, à ce que nous appellons
la voix de la nature, des preuves sûres et conséquentes
de quelque principe dont on puisse démontrer la vérité.
Ainsi nous devons travailler à examiner ces idées,
pour nous y conformer, si elles sont vrayes, ou tâcher de
les effacer, si elles n'ont d'autre fondement qu'une habitude
formée dès l'enfance. N'écoutons donc plus
ces idées innées ny ces témolgnages intérieurs,
et éloignons-nous, pour ainsi dire, de nous-mêmes,
pour nous découvrir plus parfaitement jusque dans nos démarches
qui paroissent les plus simples; et commençons par définir
exactement ce que nous entendons par le mot de volonté.
Nous ne pouvons disconvenir que, lorsque nous
pensons à prendre une résolution et que nous formons
cet acte de l'âme que nous appellons volonté, nous
n'y soyons excités par quelque motif, soit qu'il vienne
de nous ou qu'il soit occasionné par quelques circonstances
étrangères et indépendantes de nous. Il faut
pourtant avouer que sur plusieurs événements nous
nous trouvons en état de pouvoir faire choix d'un parti,
entre plusieurs qui se présentent et qui sont souvent si
parells, pour les suites qu'ils doivent avoir naturellement, qu'il
nous semble que nous sommes absolument maîtres de choisir
celuy que nous voudrons. Nous en prenons un, enfin, ne pouvant
rester plus longtems dans l'incertitude, et nous nous déterminons
par celuy que nous croyons le meilleur. Mais peut-on nommer cette
décision l'acte d'une volonté libre? Peut-on dire
que, sans égards pour quelque motif que ce soit, nous avons
fait ce choix en souverains maîtres? ou plustôt n'est-ce
point quelque idée d'avantage ou de plaisir qui nous a
fait pencher de ce côté, ou même ne serions-nous
pas, sans y penser, esclaves volonta¦res d une pass¦on
tirannique qui nous conduit avec d'autant plus de sûreté
que nous croyons n'obéir qu'à notre raison?
Qu'on ne m'objecte point que c'est avilir
la nature humaine, que la contraindre ainsi dans toutes ses volontés
et ses actions; car il est évident que c'est bien plus
l'humilier, que de penser que l'homme se conduit aveuglément
et sans consulter la raison ny les bienséances et que toutes
ses actions ne sont, pour ainsi dire, qu'autant de témoignages
de sa liberté, étant, lorsqu'il le veut, insensible
à la raison et à la justice, sans avoir d'ailleurs
aucun motif à y opposer. Cette idée me paroit absolument
monstrueuse, et feroit de l'homme le plus déraisonnable
de tous les etres, puisque ce seroit le mettre au-dessous des
animaux, à qui on ne voit rien faire sans quelque motif,
souvent très raisonnable et toujours conforme à
leurs besoins.
Mais il est inutile de s'étendre sur
les ridicules conséquences de ce principe. Il vaut mieux
en démontrer l'impossibilité et la fausseté;
et, pour cela, je ne veux que le témoignage de ce qui se
passe en nous, mais poussé plus loin qu'on a coutume de
le faire. Lors, par exemple, que nous avons pris un parti dans
une affaire sur laquelle nous avons été quelque
tems à délibérer, rendons-nous compte à
nous-mêmes des raisons qui nous ont déterminés,
et ensuite examinons ces raisons. Nous trouverons qu'elles étoient
plus fortes que celles de tous les autres partis qu'on pouvoit
prendre; ou, si nous découvrons que nous avons fait un
mauvais choix, nous reconnoîtrons en même tems que
nous ne sommes tombés dans l'erreur que parce que les raisons
qui auroient du nous déterminer d'un autre côté
nous ont paru les plus foibles, soit parce que nous ne les connaissions
pas toutes soit parce que nous étions alors offusqués
de passions ou d'intérests qui nous ont empêchés
d'en sentir toute la force. Souvent même, après être
sortis de notre erreur, nous sommes étonnés d'avoir
été trompés par de si fausses apparences
et des pièges aussi grossiers; et peut-être, alors
que nous faisons ces réflexions, nous nous trompons encore
et nous n'avons fait que changer d'erreur; peut-être trouverons-nous,
après nous être détrompés, que la seconde
est encore plus grossière que la première.
Voilà cependant de ces occasions où
semble triompher notre liberté, où nous croyons
ne nous déterminer que par nous-mêmes, et que nous
saisissons avec empressement, parce qu'elles flattent notre orgueil
et que, du premier abord, elles nous présentent une idée
de liberté. Mais, si nous cherchons sincèrement
la vérité et que nous voulons réellement
nous instruire, sans égard pour de fausses idées
qui nous trompent au point de nous faire souhaiter et rechercher
par toutes sortes de mauvaises raisons ce que nous refuserions,
s'il étoit en notre pouvoir de nous le procurer et que
nous en connussions tous les inconvénients aussi parfaitement
que nous croyons en voir les avantages; si, dis-je, nous nous
examinons sérieusement, nous ne pourrons nous dispenser
d'avouer que ces occasions, où il semble que notre liberté
paroît si visiblement, sont très rares, en comparaison
de toutes celles où nous nous sentons entrainés,
et quelquefois forcés malgré nous, à agir
suivant les circonstances qui nous environnent ou selon nos propres
passions. Car, sans parler de ces passions impétuenses,
comme la colère, l'amour, l'yvresse, qui nous jettent dans
des égarements dont nous avons honte lorsqu'un état
plus tranquille et plus raisonnable leur a succédé,
pouvons-nous nier que, dans nos actions ordinaires, des passions
plus donces n'agissent en nous? Et, si leurs effects sont plus
simples, c'est que les causes sont plus foibles. Et ne voyons-nous
pas que toutes nos actions sont proportionnées à
la force et à la différence de nos tempéraments,
de nos habitudes, de nos préjugés? Et surtout pouvons-nous
ne pas avouer que, lorsque nos passions sont assoupies et que
nous semblons n'agir que conformément à la raison,
l'objet qui nous mène est l'idée et le désir
du bonheur, et que nous ne cherchons ou n'évitons les choses
qu'autant que nous en craignons ou que nous en espérons
des peines ou des plaisirs?
C'est là la source de nos errcurs;
et, par une fatalité qu'on ne sçauroit trop déplorer,
cette recherche du bonheur nous trompe presque toujours, et, aveuglés
que nous sommes par le désir d'être heureux, nous
n'envisageons les choses qui nous manquent que par leur beau côté.
Aussi, dès que nous les possédons, nous reconnaissons
presque toujours que nous nous sommes trompés, et que trop
d'empressement nous a caché les défauts de ce qui
nous paroissoit si désirable. Il est certain que, si notre
volonté étoit libre, elle ne tendroit qu'à
découvrir la vérité, et que, sans nous flatter,
nous examinerions en toutes choses ce qui est réellement
plus ou moins avantageux; mais que nous sommes éloignés
de cet état, et combien s'en faut-il que nous n'approchions
de cette juste estimation des choses qui en détermine infailliblement
le prix et qui seule est capable de nous en donner des idées
conformes à la vérité!
Nous avons dans la géométrie
un exemple de ces vérités essentielles et infaillibles;
et, par le plaisir que nous y trouvons, nous pouvons juger quels
efforts nous ferions pour trouver sur tout le reste de pareilles
vérités, si nous étions libres et qu'il nous
fût possible de les rechercher à travers ce nuage
de passions et d'habitudes dont nous sommes environnés
et aveuglés au point que, dans toutes les actions qui nous
intéressent, nous n'avons point d'autres guides que ces
fantômes, quoique nous ayons éprouvé mille
fois qu'ils nous trompent toujours. Ce n'est que dans les choses
absolument détachées de tous nos intérests
et de toutes nos passions que nous découvrons la vérité;
et elle ne manque pas de nous échaper sitôt que nous
voulons les raporter à nos intérests. Nos erreurs
reviennent dans le moment; et ce n'est plus la vérité
que nous cherchons, c'est notre avantage, c'est notre bonheur;
enfin, nous nous retrouvons trompés misérablement;
et, si nous voulons remonter à la scurce de notre erreur,
nous trouverons que nous y sommes entrés dès que
nous avons cessé d'avoir pour but unique la recherche de
la vérité ou que nous voulons accorder avec elle
des choses qui ne nous ont paru en aprocher que parce qu'elles
flattoient nos désirs.
Qu'il me soit permis de reprendre ce que je
disois il n'y a qu'un moment, qu'une des preuves contre notre
liberté est que nous ne recherchons presque jamais sincèrement
la vérité, qui sans doute est l'objet le plus souhaitable
que nous puissions imaginer et le seul capable de nous rendre
heureux en remplissant tous nos désirs. Car, s'il est vray,
comme tous les géomètres ne sçauroient en
disconvenir, qu'on ressente un plaisir sensible à la démonstration
des vérités aussi indifférentes que le sont
les raports et les mesures des lignes et des courbes, etc., à
combien plus forte raison devrions-nous être touchés
de la recherche des vérités qui nous intéresseroient
particulièrement, si nous n'étions empêchés
de les connoître, et même de les souhaiter, par nos
passions? Or, si cet obstacle est réel et insurmontable,
comme nous l'éprouvons à tous moments, pouvons-nous
dire autre chose sinon que nous sommes conduits dans toutes nos
volontés par ce que nous jugeons propre soit à flatter
nos désirs soit à nous procurer quelque avantage?
Voilà en général ce que
l'on peut dire sur le motif de notre volonté, qui, comme
nous voyons, est touiours déterminée par nos préjugés,
nos passions, nos intérests et nos habitudes. Il ne faut
plus qu'un moment de réflexion, pour nous convaincre que
ces motifs de notre volonté nous sont absolument étrangers
et ne dépendent de nous en aucune façon. Notre tempérament
et nos habitudes forment en nous un penchant plus ou moins violent
pour telles ou telles passions. Ces passions déterminent
nos intérests et nous font regarder comme avantageux et
désirable ce qui les flatte en quelque manière,
sans qu'il soit en nous de pouvoir examiner si nous ne sommes
point trompés par des apparences spécieuses. Enfin,
nos préjugés sont le dernier et le plus trompeur
de tous les fondements sur lesquels nous établissons nos
désirs. Pour avoir une idée de la façon dont
ils nous font tomber dans l'erreur, il suffit de considérer
combien de différents effects font les mêmes objets
presque sur tous les hommes, et que l'un a souvent de l'horreur
pour ce qui est indifférent, ou quelquefois même
fait plaisir, à un autre. L'objet est cependant le même,
pour l'un et pour l'autre; et devroit produire en eux le même
effect, si des préjugés trompeurs ne fascinoient
les yeux de l'un et de l'autre jusqu'à faire trouver à
l'un des appas dans ce qui est odieux à l'autre. Pouvons-nous
dire que ces préjugés dépendent de nous,
et ne sont-ce pas ceux qui sont chargés de notre éducation
et ceux qui nous environnent dans un âge où nous
sommes susceptibles de toutes sortes d'impressions, qui les forment
en nous? Et, lorsqu'une fois ils y sont établis, nos sens
n'appercoivent plus que par eux. Ce sont eux qui, comme autant
de verres trompeurs, changent à nos yeux tous les objets
et nous les présentent sous des formes toutes différentes
de ce qu'ils sont en effect. Voilà la véritable
source de nos erreurs, voilà ce qui nous fait désirer
avec tant d'ardeur des choses que nous croyons avantageuses et
que nous méprisons dès que la possession nous a
fait connoître leur juste prix.
Je ne crois pas que personne puisse disconvenir
de ces obstacles à leur liberté. Cependant ce n'est
pas encore tout. Nous avons seulement fait voir l'esclavage de
notre volonté; et nous serions encore plus humiliés,
si nous faisions attention que les circonstances où le
hazard nous met décident encore plus souverainement de
nos actions. Car il est certain que nous n'osons, sans blesser
la raison, former des projets éloignés, à
un certain point, de l'état où le sort nous a mis,
de l'âge que nous avons, du lieu où nous sommes,
des gens avec qui nous vivons, de la fortune à laquelle
nous sommes accoutumés. Enfin, nous croyons suivre notre
volonté et nous conformer à la raison, lorsque nous
ne nous proposons que des idées convenables à toutes
ces circonstances; et nous ne songeons pas que ce sont ces mêmes
circonstances, absolument indépendantes de nous, qui déterminent
nos pensées, nos projets, nos actions. Nous refusons de
connoître et de sentir cet enchaînement, cet ordre,
cette liaison nécessaire dans tous les événements,
qui les rend tous dépendants les uns des autres et les
fait arriver successivement dans un ordre précis et infaillible,
qui ne dépend point de nous, mais d'un principe fixe et
immuable. C'est cette nécessité inflexible, et qu'on
peut appeller esclave d'elle-même, qui conduit nos actions,
qui forme nos volontés, et qui, produisant en nous les
dispositions qui nous font penser d'une façon ou d'autre,
nous fait agir conformément à ce que nous avons
cru vouloir librement et de notre propre mouvement. C'est elle
qui forme le tempérament qui produit nos passions, les
habitudes qui causent nos préjugés, et surtout le
désir ardent d'une félicité imaginaire, qui,
joint aux deux premiers motifs, est la cause nécessaire
de nos volontés et de nos actions
Je crois la vérité de ce raisonnement
si sensible qu'elle n'a pas besoin de preuves plus détaillées
et qu'on le peut regarder comme un principe sur, qui pourra peut-être
nous conduire à d'autres vérités aussi importantes.
Suivons donc le plan que nous nous sommes proposé, et examinons
avec la même sincérité la nature de notre
âme. C'est elle sur qui nos volontés agissent, et
qui, conformément aux impressions qu'elle recoit, agit
sur notre corps et détermine nos actions. Cet examen achèvera
de nous découvrir l'homme et nous le fera connoître
tout entier. C'est à quoy nous allons travailler dans le
chapitre suivant.
Chapitre second
De l'âme
La connaissance de la nature de notre âme
est sans doute celle qui nous doit intéresser le plus particulièrement.
Tous les philosophes en ont parlé différament, et
l'on n'auroit jamais fait si l'on vouloit entreprendre de raporter
toutes leurs opinions. Il leur eut été honteux d'avouer
leur ignorance sur cette matière; il falloit des définitions
à ceux qu'ils enseignoient. C'est ce qui a produit ce chaos
d'idées différentes que chacun soutenoit par toutes
les raisons que pouvoit suggérer l'obstination et l'amour
propre; si toutesfois on peut appeller raison, en matière
de philosophie, tout ce qui s'est dit sur l'âme, car on
est toujours convenu des mêmes faits et les sentiments n'ont
différé que par les conséquences que chacun
en a tirées.
On a voulu même séparer absolument
notre âme de celle des autres animaux, et plusieurs sont
convenus que les bestes sont des automates que des ressorts matériels
font mouvoir, et dont ces mêmes ressorts causent les actions,
les désirs, la crainte et toutes les passions. Mais, lorsqu'ils
ont voulu raporter à ces mêmes principes les opérations
de l'âme de l'homme, ils ont trouvé pour obstacle
une objection reçue comme un axiome incontestable et qui
n'avoit besoin d'aucune preuve. Ce principe si certain est que
la matière ne peut penser. Un sentiment si universellement
reçu les a arrestés et les a déterminés
à nier toute espèce de conformité entre notre
âme et celle des betes. Quelques-uns, ayant examiné
attentivement les actions des animaux, y ont trouvé tant
de raports avec les nôtres qu'ils n'ont point hésité
d'assurer qu'ils avoient une âme immortelle, immatérielle
et de même nature que la nôtre, et que, si ces opérations
n'étoient pas aussi parfaites, ce défaut ne venoit
que de la grossiereté de leurs organes. La religion nous
ordonne sur cette matière un sentiment encore différent
de ceux-là; mais on ne peut s'empêcher d'y trouver
de l'injustice. Car, quoiqu'il paroisse une différence
bien considérable entre les opérations de l'âme
des bestes et celles de l'âme humaine, peut-être n'y
en a-t-il que très peu, et nous ne pouvons être assurés
de celle qui y est par l'impossibilité où nous sommes
de nous communiquer avec elles; mais, quand même nous la
suposerions au point où nous la croyons, pouvons-nous raisonnablement
conclure que la nôtre est immatérielle et une portion
de la Divinité, et que la leur est matérielle et
de même nature que leur corps, n'ayant d'autres raisons
de porter un tel jugement sinon parce que nous avons une faculté
que nous appellons pensée et que nous ignorons si les autres
animaux en sont doués? Car, pour tous les mouvements du
corps et les autres actions extérieures, nous les trouvons
en eux comme en nous.
Pour entrer en quelque éclaircissement
sur cette matière, tâchons de donner une deffinition
exacte de ce que nous appellons pensée, et nous verrons
s'il est possible qu'il se trouve dans les animaux des facultés
qui produisent le même effect.
Nous ne pensons que sur ce que nous avons
connu par les sens: nihil est in intellectu quod non prius
fuerit in sensu. Le raport des sens est donc le premier fondement
de nos pensées. Ce raport actuel ne pourroit nous faire
penser qu'à l'objet présent, s'il ne nous restoit
un souvenir des choses que nous avons connues, qu'on appelle mémoire,
et qui est le second principe de nos pensées. En troisième
lieu, la comparaison et, pour ainsi dire, le raprochement des
choses passées avec l'objet présent forment ce que
l'on appelle le jugement, qui suit nécessairement des deux
premières sensations et qui est le principe le plus prochain
et le plus ordinaire de toutes nos pensées. Je crois qu'on
ne peut disconvenir que ce ne soit là une analise exacte
de la pensée. Je la regarde donc comme le résultat
de ces trois sensations: raport des sens, mémoire et jugement.
Qu'on ne me dise point qu'il y a des pensées naturelles
et innées. Ce sentiment n'a presque plus de partisans;
et, si l'on veut s'en convaincre par soy-même, il suffit
d'examiner avec attention les pensées qui paroissent neuves:
on trouvera qu'elles n'en ont que l'apparence et qu'elles n'ont
cet air de nouveauté que parce qu'elles sont composées
de l'assemblage de plusieurs choses qu'on a scues en divers tems
et en divers lieux.
Tenons-nous donc à la définition
que nous avons donnée de la pensée, et nous allons
voir que ces trois sensations qui la composent se trouvent aussi
parfaitement dans les animaux que dans l'homme. Premièrement,
nous ne pouvons disconvenir qu'ils n'ayent le raport des sens,
et plusieurs même plus parfaitement que nous: l'odorat du
chien, la vue de l'algle et l'ouie de la taupe sont assurément
formés par des organes plus parfaits que les nôtres;
ainsi nous n'avons dans ce premier principe aucun avantage sur
eux. En second lieu, nous voyons dans presque tous les animaux
des effects de mémoire surprenants et qui les rendent capables
d'être disciplinés par les hommes, malgré
la prodigieuse différence qu'il y a entre leurs habitudes
et les nôtres. Enfin, peut-on ne pas reconnoître en
eux un jugement, lorsqu'un chien, ayant été battu
pour une faute qu'il a faite à la chasse, s'en corrige
et n'y retombe plus? Car la seule mémoire des coups qu'il
a reçus ne suffiroit pas, s'il ne faisoit en même
tems ce raisonnement: -j'ay été battu pour telle
action, je le seray encore si je la fais une seconde fois-. Je
ne parle point d'une infinité d'autres actions d'animaux
qui dénotent un jugement sûr, car cet exemple, tout
simple qu'il est, suffit pour nous convaincre qu'ils ont un jugement
et un raisonnement pareil au nôtre. Ces trois fondements
de la pensée existant chés eux comme chés
les hommes, quelle injustice n'y a-t-il point, de vouloir qu en
eux l'effect qui en résulte soit différent de celuy
qui en résulte en nous, ou, pour mieux dire, que ces principes,
étant les mêmes dans les uns et dans les autres,
ne forment rien en eux et en nous forment la pensée et
la raison, sur lesquelles nous établissons l'empire que
nous nous sommes imaginé avoir sur les autres animaux!
Mais, me dira-t-on, si les facultés
de leur âme sont si pareilles à celles de la nôtre,
comment se peut-il faire que nous ne puissions en aucune manière
les entendre ny communiquer avec eux? Je répond que je
trouve la même difficulté de communiquer avec quelqu'un
dont je ne connois pas la langue; et que, si nous n'avions des
moyens fixes et généraux pour tous les hommes, comme
sont les besoins de la vie qui sont communs à tout le geure
humain, nous serions dans l'impossibilité de parvenir à
nous entendre sur quoi que ce soit; mais, comme les besoins sont
en très grand nombre, tant ceux qui sont de la nature que
ceux que l'usage a établis parmi tous les hommes, il arrive
que nous trouvons moyen par quelqu'un d'eux de nous faire entendre.
Mais il s'en faut bien que nous ne trouvions chés les animaux
ces mêmes moyens fixes et ces besoins pareils aux nôtres.
Ainsi il arrive que nous ne pouvons ny les entendre ny nous faire
entendre d'eux que dans les choses qui regardent les besoins qu'ils
ont communs avec nous, tels que la soif, la faim, le sommeil,
etc. Avouons donc notre usurpation et notre injustice, de vouloir
attribuer à nous seuls un avantage que nous refusons à
des êtres en qui nous trouvons toutes les marques de cet
avantage qui peuvent nous être sensibles, et rendons-nous
à la vérité en convenant de bonne foy que
leur âme est absolument de la même nature que la nôtre
et a les mêmes facultés et les mêmes avantages.
|
Il s'agit maintenant d'examiner quels ils
sont et quelles sont les qualités essentielles de l'âme
des hommes ou des bestes, que je regarderay doresnavant comme
une même chose. Pour parvenir à cette connaissance,
il faut commencer par examiner si on la peut regarder comme matérielle
ou si elle est purement spirituelle.
Tous les philosophes ont agité cette
importante question, et plusieurs ont pensé que l'âme
étoit matérielle et formée par les parties
du sang les plus subtiles. Mais, comme il ne suffit pas de la
vraisemblance pour décider sur un sujet de cette conséquence,
et que d'ailleurs, non seulement la religion chrétienne,
mais encore toutes les autres ordonnent un sentiment contraire,
il est nécessaire d'aprofondir les raisons de l'une et
de l'autre façon de penser, pour ne nous rendre qu'à
la vérité, comme on doit faire dans toutes les matières
de philosophie et comme nous nous le sommes particulièrement
proposé dans ce traité.
Le plus fort argument qu'on objecte à
la matérialité de l'âme est que, quelques
modifications qu'on imagine dans la matière et quelque
arrangement qu'on y suppose, on ne parviendra jamais à
se convaincre soy-même que cette disposition et cet arrangement
puissent luy donner la faculté de penser. Cet argument
est fort, sans doute, mais il est encore plus séduisant;
car c'est faire une comparaison du principe dans son état
le plus simple à l'effect dans son état le plus
composé. Simplifions un peu ce terme de pensée,
si imposant; et convenons, premièrement, qu'une pensée
la plus commune a le même principe que les idées
les plus relevées de la métaphisique; suivons ensuite
la définition que nous venons de donner de la pensée,
et examinons si, dans ces trois sensations que nous avons reconnues
pour ses principes, il se trouve quelque chose qui demande qu'on
admette de l'immatérialité dans quelqu'une d'elles.
Il n'est aucun philosophe qui n'ait donné
une explication mécanique et très vraisemblable
des organes des sens; mais, quant à leur action sur l'âme,
ils y ont été fort embarassés, lorsqu'ils
ont voulu regarder l'âme comme immatérielle; car
comment est-il possible que quelque chose de corporel, comme les
organes, agisse sur un être qui n'a point de corps? D'un
autre côté, ils ont trouvé dans le sentiment
contraire l'ancien préjugé que la matière
est incapable de sentir; de façon que plusieurs ont été
arrestés par l'un et l'autre de ces obstacles. On sçait
jusqu'où ceux qui ont voulu éviter ces deux écueils
ont poussé le rid¦cule, en assurant que le sentiment
des bestes n'est pas le même que le nôtre, ou plustôt
qu'elles n'en avoient aucun, mais qu'elles étoient poussées
machinalement à fuir le mal et chercher le bien, sans aucune
douleur ny plaisir. Il seroit aussi raisonnable de dire que les
hommes n'ont point ces sensations; mais, pour ne pas donner dans
un paradoxe de cette nature, nous conviendrons que les organes
des sens agissent réellement sur les esprits animaux, et
que leur action consiste à les pousser dans de petits canaux,
plustôt que dans d'autres, selon que l'organe a été
ému par l'objet et qu'il leur transmet cette émotion.
On explique facilement par ce moyen la douleur qui vient de la
trop forte sensation, qui chasse trop d'esprits animaux dans des
canaux délicats et par ce moyen les offense et les blesse,
ce qui forme la sensation à laquelle nous avons donné
le nom de douleur. Le plaisir naîtra d'une impulsion de
ces mêmes esprits justement proportionnée à
la grandeur des petits tuyaux et qui, les affectant uniformément,
cause en eux l'effect auquel nous avons donné le nom de
plaisir. Si cette même impulsion d'esprits est beaucoup
moindre, il en résultera ce qu'on peut appeller l'imperceptibilité
dans les sens, qui arrive lorsque, n'y ayant qu'une très
petite quantité d'esprits qui soient poussés dans
des tuyaux capables d'en contenir beaucoup davantage, ils ne font
quasi aucuns effects, ne causant ny plaisir par l'emplissement
exact ny douleur par l'introduction violente, et par conséquent
aucune des différentes sensations formées par les
modifications de ces deux extrêmes. On peut donc regarder
le raport des sens comme matériel, ou, ce qui est la même
chose, comme une action mécanique des organes des sens
sur les esprits animaux, que je ne regarde que comme les parties
du sang et des liqueurs les plus subtiles et l'essence, très
rectifiée et épurée, de toutes les différentes
matières qui composent le corps humain.
La mémoire, étant, pour ainsi
dire, la conservation et le renouvellement du raport des sens,
ne peut être regardée que comme de là même
nature, et par conséquent comme matérielle. Il est
même assés facile de concevoir quelle en doit être
la mécanique. On ne peut douter que les petits canaux,
dans lesquels l'intromission des esprits animaux forme les sensations,
ne soient susceptibles de dilatation. Ce principe posé,
il arrivera que, lorsque quelques-uns d'entre eux auront reçu
plus fréquemment ou avec plus de violence les torrens d'esprits
animaux, ils seront dilatés, et par conséquent les
esprits, étant libres dans le cerveau et n'ayant aucune
détermination par les organes des sens, se porteront avec
plus de facilité et en plus grande quantité dans
ces canaux élargis que dans les autres, et par ce moyen
l'idée formée par l'amuence des esprits en eux se
renouvellera et formera l'acte de la mémoire. On expliquera
facilement par ce moyen comment on se rapelle plus aisément
une idée lorsqu'on tâche de s'en ressouvenir; car
alors on ferme autant que l'on peut les organes de ces sens et
on en chasse les esprits animaux, qui sont obligés de refluer
dans les endroits où ils peuvent trouver place; ainsi ils
entrent alors dans ces canaux plus dilatés que les autres.
On voit, suivant ce principe, que quelques personnes, ayant des
canaux d'une tissure plus forte, ont peu de mémoire, parce
qu'ils ne peuvent être que peu dilatés par les esprits
animaux et que par conséquent ces mêmes esprits n'y
entrent pas en beaucoup plus grande quantité que dans les
autres, quelque effort que 1'on fasse pour les y porter quand
on cherche à se souvenir de quelque chose. On expliquera
de même les souvenirs fâcheux et involontaires des
choses odieuses et dont on voudroit chasser l'idée; et
de même la manière dont on perd le souvenir d'une
chose qui ne nous a touchés que légèrement
ou dont il y a longtems que nous avons reçu l'impression,
car alors ce tuyau, ou n'ayant reçu qu'une médiocre
d¦latation ou ayant eu, pour ainsi dire, le tems de se
guérir de cette blessure, se remet dans son état
ordinaire, et, ne livrant pas plus de passage que les autres à
l'écoulement des esprits, cette idée s'efface absolument
et sort de la mémoire. Je pourrois ajouter une infinité
de choses et entrer dans un plus grand détail des différentes
causes de toutes les propriétés et de tous les défauts
de la mémoire; mais nous en avons dit assés pour
prouver que cette sensation est toute mécanique et est
formée par des agents matériels.
Il suffiroit de dire que le jugement est le
résultat du raport des sens et de la mémoire, pour
prouver que ses principes sont aussi matériels et son opération
aussi mécanique que celle de la mémoire; mais il
vaut mieux entrer dans le détail des ressorts qui forment
en nous cette sensation, principal fondement de la pensée.
On ne peut disconvenir que nous ne soyons dans l'impossibilité
de juger de quelque chose que nous n'avons jamais vue précédament
et dont nous n'avons point entendu parler; preuve sûre que
le raport des sens est la première base du jugement. Mais
il est aussi certain que la mémoire y contribue davantage,
rassemblant toutes les idées que nous avons eues en divers
tems et dont la réunion nous fait juger que l'objet qui
se présente à nos sens, et sur lequel nous portons
notre jugement, a telle ou telle qualité, par le souvenir
que nous avons de celles qu'avoient des objets que nous avons
vus autrefois et avec lesquels nous trouvons qu'il a quelque ressemblance,
par l'impression pareille qu'il cause sur les fibres de notre
cerveau. Quoiqu'il nous paroisse souvent que nous jugeons de plusieurs
choses et que nous les trouvons belles ou laides sans en avoir
jamais vu de la même espèce, ce n'est qu'une illusion
de notre habitude; car, quoiqu'en effect nous n'en ayons point
vu une tout entièrement pareille et même que nous
n'en ayons jamais entendu parler, nous en avons vu dans d'autres
corps toutes les parties separées, et c'est sur le souvenir
qu'il nous en reste que nous portons notre jugement. Il y a un
seul cas particulier sur lequel tout le monde croit être
en droit de juger; c'est sur l'ordre et l'arrangement de l'univers,
que chacun juge parfait sans en avoir vu ny aucun autre tout semblable
ny des parties separées; mais je me réserve à
traitter cette matière dans le chapitre suivant, et j'espère
de pouvoir prouver que c'est encore une des erreurs dans lesquelles
nous engagent l'éducation et les préjugés.
Pour ne point nous écarter de notre
dessein, revenons à la mécanique du jugement, et
nous verrons qu'il est produit par la comparaison, de tout ce
qui a frappé nos sens et qui a quelque raport à
l'objet sur lequel nous tâchons de juger, avec ce qui les
frappe actuellement. Car, si les esprits animaux sont chassés
par l'objet présent dans des canaux déjà
dilatés par une première impression pareille, cette
seconde sera sans doute plus forte et rapellera l'idée
de ce qui s'est passé à l'occasion de cette impression
pareille; et, si ce souvenir se présente comme d'une chose
qui nous a fait plaisir, nous jugeons que l'objet présent
nous en fera de même, par la conformité qui se trouve
entre la manière dont il se présente à nous
et celle dont s'est présenté le premier, dont nous
avons reçu du contentement. Si, au contraire, nous nous
souvenons qu'une impression pareille à celle que nous cause
l'objet présent a eu des suites fâcheuses, l'idée
s'en renouvelle, et nous la regardons comme présente à
l'occasion de tout ce qui nous en rapelle une partie. Ainsi nous
jugeons conformément à ce que nous avons scu, et
nous agissons conformément à ce que nous avons jugé.
Quoiqu'on puisse regarder le jugement comme
la première action du corps et le principe de celles qui
paroissent à nos yeux, on peut expliquer très mécaniquement
les défauts de jugement qui viennent de la nature ou de
quelque accident du corps. Car les uns, ayant eu de certains canaux
plus souvent émus que d'autres, saisissent promptement
celle de ces idées que leur rapelle celle de l'objet présent,
et, s'ils ont plus de vivacité que les autres hommes, ils
chassent impétueusement tous leurs esprits animaux dans
ces canaux, principes de l'idée que la première
appréhension leur a fait juger pareille à l'objet
présent Et alors les suites de l'objet ont beau frapper
différament leurs organes; ce torrent d'esprits ne peut
plus être retenu et entre avec impétuosité
dans les canaux qui rapellent les suites de l'impression qu'ils
ont eue autrefois, de façon que ce n'est plus l'objet présent
qui agit, c'est le passé, auquel ils sont totalement abandonnés.
Ce défaut est le principe du faux jugement que l'on porte
souvent sur une infinité de choses, et l'expérience
nous apprend qu'en effect les gens extrêmement vifs y sont
plus sujets que les autres.
Il y a beaucoup d'autres défauts, dans
le jugement, qui naissent du vice des organes; mais rien ne prouve
plus invinciblement la matérialité de ces principes
que de voir le dérangement que n'y aporte que trop souvent
un léger accident du corps. Nous nommons ce dérangement
folie. Il nait souvent de la crainte, de la joye, de l'espoir,
de l'amour; mais aussi quelquesfois il vient d'une maladie du
corps, d'un coup à la teste, etc. On voit par là
l'étonnante conformité qu'il y a entre le corps
et l'âme; car on pourroit regarder les passions que nous
venons de nommer comme des affections de l'âme, sans que
cela en conclut la matérialité, mais on ne peut
douter qu'une maladie ou un coup ne soit un accident de la matière,
et nous en voyons résulter les mêmes effects. Cela
ne doit-il pas nous convaincre que les passions sont produites
par des agents matériels, puisqu'elles causent les mêmes
effects qu'une maladie ou un coup? Car il est absolument impossible
que deux choses d'une nature aussi différente que le seroient
une âme spirituelle et un corps matériel produisent
un effect absolument pareil.
Ce n'est pas là la seule preuve que
les passions émanent des principes corporels. Nous voyons
qu'elles sont causées dans chaque homme par la constitution
particulière de son tempérament, que tout le monde
fait dépendre absolument du mélange des liqueurs
qui causent dans le corps humain et de l'excès des unes
ou des autres On ne doit pas oublier un effect encore plus sensible
de l'action du corps sur notre âme. C'est celuy que produit
le vin, pris en trop grande quantité: les parties subtiles
de cette liqueur, que nous nommons esprits ou fumées,
s'élevant à la teste, y embarassent le cours
des esprits animaux et forment un obstacle à leur passage
dans les canaux où ils devroient être portés
par l'émotion causée à l'occasion des objets
présents, ce qui les fait refluer dans plusieurs autres
indifférament et sans aucun choix, formant par ce moyen
ce chaos d'idées confuses et interrompues qu'on voit, dans
les gens ivres, à proportion ou de la foiblesse de leur
tempérament ou de la quantité de vin qu'ils ont
pris.
Je finiray par une preuve qui n'est pas moins
sensible ny moins ordinaire, et qui nous montre, pour ainsi dire,
l'accroissement et le dépérissement de notre âme.
On reconnoît les caractères de sa naissance et de
sa nouveauté dans un enfant. Ses organes encore informes
ne peuvent donner aux esprits animaux qu'un certain nombre de
modifications; aussi rien n'est plus borné que ses idées.
Mais, à peine avance-t-il en âge, qu'il s'en forme
de nouvelles! Chaque objet nouveau en produit et les place dans
sa mémoire. Revoit-il quelque chose dont il se souvient
d'avoir eu une idée? Son jugement commence. Sa raison se
dévelope petit à petit; et ses organes, se perfectionnant
toujours, deviennent susceptibles de l'impression d'un plus grand
nombre d'objets et forment toujours un plus grand nombre d'idées,
jusqu'à ce qu'étant parvenus à leur dernier
degré d'accroissement ou de perfection, l'homme demeure
avec la quantité de jugement et d'esprit qu'il doit toujours
avoir, quoiqu'il soit vrai cependant qu'il puisse acquérir
de nouvelles lumières par tout ce que luy peut apprendre
une longue expérience. Mais, si nous suivons encore cet
homme, nous le verrons bientôt proche de sa chutte. Bientôt
ses organes affoiblis ne feront plus sur ses esprits animaux une
distinction exacte des objets. Son sang, alors, coulant plus lentement,
portera au cerveau une moindre quantité d'esprits, qui
par conséquent ne feront que très peu d'impression
sur les canaux dans lesquels ils seront chassés. Ainsi
la mémoire diminuera; les anciennes impressions, n'étant
plus renouvellées ou ne l'étant que très
foiblement et par une petite quantité d'esprits, s'effaceront
entièrement, et à la présence des objets
pareils ne rapelleront plus aucune idée. Ce jugement, alors,
et cette ra¦son, s'affoibliront; à chaque pas que
le corps fera vers sa destruction, l'esprit recevra de nouvelles
atteintes, et suivra de si près tous les accidents du corps
que, lorsque ce dernier sera prêt à périr,
le premier sera dans un tel état qu'on auroit honte de
luy donner le nom d'âme raisonnable et de pur esprit.
Pouvons-nous ne nous point rendre à
tant de raisons qui nous démontrent notre bassesse, et
se peut-il que l'amour propre nous aveugle au point de nous persuader,
contre tout ce que nous voyons et contre toutes les idées
de philosophie les plus saines, que notre âme est immatérielle
et d'une nature infiniment supérieure à celle de
notre corps? Mais je demande, à ceux qui sont dans ce sentiment,
comme ils pourront expliquer l'action des organes, de la matérialité
desquels nous ne pouvons douter, sur une âme purement spirituelle,
et l'action réciproque de cette âme sur les fibres
qui font mouvoir le corps. N'est-ce pas dire que le néant
peut recevoir les impressions d'un corps et en communiquer de
pareilles à un autre corps? Comment expliqueront-ils les
effects d'une maladie du corps, ou d'un coup, qui causent un si
grand dérangement dans l'âme; ceux du vin, qui en
occasionnent un pareil pour le peu de tems que le corps de cette
liqueur peut agir sur l'âme, après quoy elle redevient
dans son premier état? Enfin, quelle raison pourront-ils
donner de l'accroissement sensible des perfections d'une âme
spirituelle, et proportionné à celuy du corps, de
même que du dépérissement de cette âme
à mesure que le corps devient languissant et approche de
sa fin? Convenons donc que ces difficultés insurmontables
dolvent nous déterminer à croire que notre âme
n'a point d'autres principes que notre corps, et que toute la
différence qui s'y trouve est que ceux de ce dernier sont
beaucoup plus grossiers, au lieu que ceux de l'âme sont
les parties des liqueurs les plus pures et les plus subtiles,
qui résident dans le cerveau. Je laisse aux anatomistes
à décider de l'endroit précisément
où elles sont rassemblées; mais je ne puis m'empêcher
de trouver fort extraordinaire qu'on ait agité cette même
question, de la place que doit occuper l'âme, lors même
qu'on la suposoit spirituelle; car il semble que rien n'implique
tant de contradiction que de dire que l'âme est spirituelle
et de vouloir en même tems qu'elle réside quelque
part, et surtout dans un lieu particulier.
Je n'avanceray pas que l'opinion de la matérialité
de l'âme est absolument sans difficultés. Il est
certain que nous ne pouvons pas donner du sentiment et de la pensée
une explication parfaitement exacte. Mais, comme plusieurs expressions
manquent dans chaque langue et qu'ordinairement cela vient de
ce que la nation à qui certaine langue est particulière
n'a pas connu certains usages, de même nous pouvons dire
qu'il manque à l'esprit humain des pensées, et que,
ne pouvant avoir d'idées que de ce qu'il a sçu,
il luy manque des connaissances sur son âme moins par incapacité
de les concevoir que parce que, s'étant toujours arresté
aux premières notions qu'il en a eues, il s'est rebuté
par les difficultés et a mieux aimé connoître
à fond les propriétés de son âme que
d'en examiner la nature, craignant ou de ne pas trouver de quoy
se convaincre sur cette matière ou de reconnoître
des vérités trop humiliantes pour son amour propre.
Ayant, à ce qui me semble, suffisament
prouvé que l'âme ne peut être autre que matérielle,
tant par la probabilité du sentiment en luy-meme que par
l'impossibilité d'expliquer, en suivant le sentiment contraire,
tout ce que nous voyons arriver tous les jours tant de l'action
des organes sur l'âme que de celle de l'âme sur les
parties du corps, nous n'avons plus qu'un mot à dire sur
son immortalité; car il reste à sçavoir si
elle périt avec le corps ou si elle conserve sa même
forme et sa même nature en étant séparée.
Pour que ce dernier cas arrivât, il faudroit que les parties
qui composent l'âme n'eussent pas besoin d'être renouvellées
comme toutes les autres parties du corps, c'est-à-dire
qu'il faudroit que ce fussent, depuis le moment de la naissance
jusqu'à celuy de la mort, toujours les mêmes parties
qui composassent l'âme. Car, si elles sont de nature à
être dissipées, soit en sortant du corps par transpiration
soit en devenant elles-mêmes parties des organes, il est
évident que, le corps n'existant plus, le sang ne fournira
plus à cette réparation d'esprits, et par conséquent,
ceux qui étoient amassés étant dissipés,
l'âme doit nécessairement périr. Or, il n'est
pas probable de dire que ce sont toujours les mêmes parties
qui composent l'âme, puisque nous voyons tous les jours
arriver en elle des changements qui n'arriveroient point, sans
doute, si elle étoit toujours la même, et qui ne
doivent leur origine qu'à celuy qui est occasionné
dans le sang par l'âge, le tempérament, la nourriture,
les excès, les accidents, etc. Ainsi nous pouvons conclure
que l'âme exige, comme le corps, une réparation de
ses parties, et par conséquent il ne peut arriver qu'elle
subsiste en sa même nature quand cette réparation
ne peut plus se faire. Je dis en sa même nature, car
il est incontestable que les parties qui l'ont composée,
étant matérielles, sont d'essence immortelle; mais,
comme ce n'est que dans un certain assemblage de cette matière
que consiste l'âme, on peut la regarder comme périe
et absolument anéantie lorsque la construction en est détruite;
et, quand même elle ne le seroit point et garderoit son
arrangement qui la faisoit âme, pourroit-on raisonnablement
donner ce nom à un être sur qui rien ne pourroit
agir, n'ayant plus d'organes, et qui par conséquent n'auroit
plus ny connaissance ny jugement ny raison, seuls caractères
qui peuvent faire donner à un composé le nom d'âme?
Je crois que nous avons suffisament établi
et prouvé, autant qu'il est possible, ces deux vérités:
que notre volonté n'est point libre, mais qu'elle est déterminée
par des causes nécessaires et absolument indépendantes
de nous, et que notre âme est matérielle comme notre
corps et qu'elle peut périr avec luy. Quelqu'un trouvera
dans ces principes des conséquences hardies, dangereuses,
et les blâmera par quelque endroit que je ne puis deviner;
mais, comme je me suis proposé pour but unique la recherche
de la vérité, je la recevray avec joye partout où
je la trouveray et j'admettray toutes les conséquences
qui me paroitront en suivre nécessairement. Suivant cette
loy que je me suis faite, cherchons des vérités
hors de l'homme, et voyons si l'examen de l'univers ne nous en
fournira pas d'aussi importantes. Pour commencer, considérons
attentivement, et toujours sans prévention, les causes
de tout, et tâchons de démeler s'il y a quelque but
proposé et quel il peut être, rien n'étant
plus capable que cet examen de nous conduire à la connaissance
du premier Être, qui doit être notre soin principal
et le dernier but que nous nous sommes proposé.
Chapitre troisième
De l'harmonie de l'univers et des causes
finales
Nous avons déjà vu comment la
vanité et l'orgueil des hommes leur ont inspiré
des sentiments qui leur sont tellement devenus propres que la
raison la plus solide et la mieux éclairée a beaucoup
de peine à les détruire. J'entreprend ici de combattre
celuy de tous qui est le plus enraciné dans le coeur humain.
Comme il paroît plus détaché que les autres
de l'intérest de l'homme, on a grande peine à le
regarder comme préjugé, et presque tous les hommes
le croyent fondé uniquement sur la vérité
et sur la raison. Il s'en faut bien cependant; et cet exemple
doit nous prouver combien nous devons nous deffier de ce que nous
prenons pour des vérités incontestables lorsque
nous ne nous les sommes pas démontrées philosophiquement.
Chacun croit être en état de juger et d'affirmer
que rien n'est plus beau et plus parfait que l'ordre et l'harmonie
de l'univers.
Combattre cette opinion, c'est, à ce
qui semble, renoncer à toutes les lumières de sa
raison; aussi n'est-ce pas ce que je veux faire d'abord, mais
seulement prouver du mieux qu'il me sera possible que nous avons
tort de porter ce jugement et que nous sommes hors d'état
de décider sur la beauté et sur la perfection de
quelque chose que nous connaissons imparfaitement et qui est si
fort au-dessus de toutes les perceptions humaines.
Ce n'est point une recherche exacte de l'univers
qui nous a donné ce sentiment, car notre vanité
ne va pas assés loin pour nous persuader que nous sommes
en état de la faire parfaitement; mais ç'a été
l'opinion presque universelle que l'univers est créé
pour le besoin des hommes, qui l'a formé en nous. Cette
opinion a été entretenue et ordonnée par
chaque religion, et cela la fait passer pour incontestable. L'homme,
se regardant comme l'être de la nature le plus parfait,
n'a pas cru que ce fut orgueil de penser qu'il n'existoit rien
qui ne fût ou ne luy dût être de quelque utilité.
Quelques philosophes, ayant embrassé cette opinion, ont
cherché avec tout le soin possible des usages frivoles
auxquels ils ont appliqué plusieurs êtres plus pernicieux
mille fois aux hommes qu'ils ne pouvoient leur être utiles.
Quelques-uns même ont porté l'extravagance jusqu'à
croire que la plus grande partie des choses dont ils n'ont pu
nier l'inutilité n'étoient créées
que pour servir d'un spectacle agréable et les divertir
par une merveilleuse variété. Il est aisé
de voir que ce sentiment, porté à un pareil excès,
est l'ouvrage d'une prévention opiniâtre et si outrée
que je ne m'attacheray pas à le combattre, mon dessein
étant seulement de prouver qu'il n'y a dans la disposition
de l'univers aucunes vues particulières ou tendantes à
pourvoir aux besoins des hommes, et que, quand même il y
en auroit, nous sommes dans l'impossibilité de les connoître
et par conséquent hors d'état de juger si cet ordre
est parfait comme nous nous l'imaginons.
C'est une vérité reconnne de
tout le monde que nous ne sçaurions iuger de quoi que ce
soit, si nous n'avons connu auparavant quelque chose de pareil
à ce sur quoy nous voulons porter un jugement. Si nous
n'avons pas vu quelque chose d'entièrement semblable, du
moins nous en avons vu dans diverses occasions les parties principales,
sans quoy nous sommes dans une incertitude nécessaire et
nous ne sçavons qu'en penser. Si par exemple on nous montroit
pour la première fois un animal de 1'Amérique dont
nous n'eussions aucune connaissance par les relations, pourrions-nous
dire s'il est plus ou moins beau que le commun des animaux de
son espèce, s'il est plus ou moins grand? Non, sans doute;
car nous ne pouvons porter ce jugement qu'après en avoir
vu d'autres et avoir examiné les différences qui
se trouvent entre celuy-là et le commun des autres. Voilà
donc ce qui nous prouve que nous ne devons pas dire que l'ordre
qui est dans l'univers est beau, puisque nous n'avons rien à
quoy nous le puissions comparer pour juger de sa perfection.
Mais voici ce que l'on peut encore dire, et
ce que plusieurs croyent d'une vérité incontestable:
l'homme a des besoins sans nombre, il a des incommodités,
il a aussi plusieurs facultés, et il trouve dans l'univers
de quoy satisfaire tous ses besoins, de quoy remédier à
ses incommodités et de quoy employer avantageusement toutes
ses facultés; il est donc vray que l'économie de
l'univers est ainsi ordonnée pour son utilité. Conséquence
très fausse; car, si un poisson trouve dans la mer tout
ce qui luy est nécessaire pour la vie, ce n'est pas à
dire pour cela que la mer soit créée pour luy. Mais
voici un raisonnement plus solide et plus conséquent qu'on
peut faire là-dessus, et qui est infiniment plus vraisemblable
que le premier: l'univers étant formé et son mouvement
uniforme établi par les loix générales de
la Providence, l'homme qui y naît règle ses besoins
sur ce qu'il y trouve de proportionné à les soulager
et ne connoît de facultés en luy que celles qui peuvent
être mises en usage par les dispositions actuelles de la
matière. Il n'a pas même besoin de sa raison pour
cela; accoutumé qu'il est dès l'enfance à
de certains besoins, à de certaines facultés, il
ne va pas songer à s'exempter des uns et à augmenter
les autres; il s'en contente, par l'impossibilité où
il est de changer, et se dédommage en pensant que cela
ne pouvoit pas être autrement et qu'il trouve dans l'univers
de quoy remédier amplement à ce qui luy manque.
Il est tellement imbu de ce préjugé qu'il ne voit
pas l'inutilité d'une infinité de choses qui l'environnent
et qu'il s'accuse luy-même d'ignorance de ne pas sçavoir
leur usage.
Mais, pour examiner cette question plus méthodiquement,
faisons une espèce de parallèle des deux sentiments
opposés, et voyons, après en avoir fait une comparaison
exacte, lequel des deux semble le plus approcher de la vérité.
Je supose que deux hommes, également éclairés
et instruits dans la pluspart des sciences, veulent s'éclaircir
sans prévention sur cette question.
Celuy qui regarde l'univers comme créé
en faveur de l'homme fondera son opinion sur tout ce qu'il y voit
de proportionné aux besoins du genre humain. Il voit avec
admiration le cours réglé des astres, le Soleil
qui demeure toujours à une juste distance de la Terre,
sans quoy les hommes périroient par un chaud ou par un
froid excessif; il le voit avancer pendant six mois vers l'un
des pôles et, revenant aussitôt pendant les six autres,
diviser l'année en quatre saisons, dont chacune semble
avoir son utilité particulière. Il ne peut pas douter
que tout cela ne soit fait à dessein. Il place le Soleil
au centre de notre tourbillon, et admire avec quelle égalité
la lumière bienfaisante se répand sur les planettes
qui l'environnent; il voit que la Terre, en étant plus
proche que Jupiter, n'a qu'une Lune, qui, par la lumière
qu'elle recoit du Soleil, semble réparer le tort que nous
fait l'absence de cet astre; il admire les quatre satellites de
Jupiter et les six de Saturne qui dédommagent ces deux
planettes du froid et des ténèbres que leur causeroit
la prodigieuse distance à laquelle ils sont du Solell.
Un si bel ordre semble n'avoir pour but que la conservation et
l'utilité de chaque estre en particulier.
Si nous descendons sur la Terre et que nous
nous attachons à considérer la construction du corps
humain, nous n'aurons pas moins de sujets d'admiration. Nous y
trouverons l'abrégé de la mécanique la plus
parfaite qu'on puisse imaginer: des os d'une consistence solide,
afin qu'ils puissent soutenir la masse du corps; des muscles et
des nerfs, qui sont autant de cordes, de poulies et de leviers;
des esprits animaux, d'une telle fluidité qu'ils sont chassés
avec impétuosité par la seule volonté dans
les canaux des muscles et que, les gonflant, ils les racourcissent,
et font mouvoir par ce moyen celuy des membres vers lequel l'âme
les envoye. Il admire les organes des sens; celuy de la vue, par
exemple, cet oeil composé d'humeurs transparentes afin
que les rayons de lumière, s'y brisant, se réunissent
sur la rétiné et peignent les objets sur ce merveilleux
tissu de petites fibres si mobiles qu'elles sont ébranlées
par la matière subtile, inaplicable à tous les autres
corps, et que cet ébranlement se communique à la
substance du cerveau, où il émeut l'âme de
la même façon que l'organe l'a été
à la présence de l'objet. Il trouve dans tous les
autres sens de nouveaux sujets d'admiration. S'il consulte la
phisique, il reconnaitra la nécessité de la pesanteur
de l'air, qui cause l'accroissement des végétaux,
comprimant le suc de la terre et le forcant à monter dans
les pores des plantes. S'il considère la matière
subtile, il voit que sans elle l'univers ne seroit qu'un sejour
ténébreux, que la fluidité des liqueurs,
et surtout celle de notre sang, si nécessaire à
la vie, seroit arrestée. Il regarde le flux et le reflux
de l'océan, le vent qui règne sur la Méditerranée
et le sel des eaux de l'une et de l'autre mer, comme nécessaires
pour en empêcher la corruption, d'où il s'ensuivroit
une contagion universelle. Ce n'est pas tout: comme le corps est
sujet à un grand nombre d'infirmités, la nature
auroit péché sans doute de n'y aporter aucun remède;
mais, loin de là, la botanique et la chimie nous en fournissent
abondament. Il y a peu de maladies qui ne trouvent leur guérison
dans quelque plante. Les vallérianacées, les narcotiques
et tant d'autres, ont-elles une vertu pareille pour demeurer inutiles?
Quels remèdes ne trouve-t-on pas dans le mercure et l'antimoine
quand par la chimie on les a ouvers et préparés?
Toutes ces considérations le déterminent
à penser que tout ce qui existe est créé
pour l'utilité réciproque des etres qui composent
la nature, qu'une puissance sans bornes a pourvu au besoin des
hommes et par une prudence infinie a rendu tous les etres nécessaires
les uns aux autres. On voit que ce sentiment établit l'existence
d'un Être éternel, tout-puissant, doué de
sagesse, de prudence, et même de bonté, dans une
proportion infinie. Je dis même de bonté, puisque
tout ce soin n'a pour but que la conservation et l'utilité
de la nature, ce qui sans doute est une preuve de sa bonté.
Voyons maintenant comment pourra répondre,
à des admirations qui semblent si bien fondées,
celuy qui n'admet aucunes vues particulières dans la Providence.
Il convient de tous les faits qu'a remarqués son antagoniste.
Il tombe d'accord de la régularité des astres et
des utilités que les hommes en retirent; mais, loin de
croire que cet avantage des hommes soit la cause finale et le
but d'un mouvement si prodigieux, il remonte à la cause
phisique, et, à chaque pas qu'il fait dans la connaissance
des premiers principes des choses, son admiration pour leurs effects
diminue. Car il ne dit pas: voici comme il falloit s'y prendre,
et les ressorts qu'il a fallu imaginer, pour que les choses arrivassent
comme elles sont aujourd'huy; mais il fait ce raisonnement: les
choses sont comme nous les voyons parce que leurs principes sont
de telle nature qu'ils ne peuvent produire d'autres effects. Si
j'osois hazarder une comparaison, un peu basse à la vérité,
mais qui me paroît assés juste, je me ferois peut-être
mieux entendre. Je supose qu'un petit animal capable de raisonnement
examinat avec attention la chutte des grains de sable à
travers le trou d'une clepsidre, et qu'il se fût mis dans
la teste que cet ordre de l'écoulement des petits grains
entre eux, qu'il voit, est absolument nécessaire et ne
peut être changé. Il admireroit sans doute qu'on
les eût taillés tous de façon que les uns
passassent devant les autres par le moyen des petits angles et
des autres différences qu'il y remarqueroit sensiblement;
mais si, au lieu d'être prévenu que cet ordre ne
peut être autrement, il fait attention que le hazard seul
peut donner à ces grains les différentes formes
qu'ils ont, et que, les ayant une fois, il est impossible que
cet écoulement ne se fasse dans l'ordre qu'il voit, son
admiration cesseroit sur le champ. Et voilà précisément
ce qui doit nous arriver, lorsque, ayant fait un raisonnement
pareil, nous avons reconnu que ces choses jusques-là si
admirables sont des suites naturelles et nécessaires de
l'arrangement et de la situation dans laquelle le hazard a mis
l'univers. Lorsque j'attribue au hazard cet arrangement, il est
bon d'expliquer que je n'entend pas parler de cet ordre merveilleux
de la nature, que la prévention où nous sommes nous
fait admirer, en le raportant aux utilités que nous en
retirons; mais je remonte aux principes du tout, et je dis que
ce premier arrangement est d'une telle simplicité que ce
n'est point trop donner au hazard que de l'en croire le principe,
et que, si par supposition ce même hazard aveugle eût
disposé les principes des choses d'une façon toute
différente de celle qui existe, nous aurions trouvé
dans ce nouvel arrangement des utilités que nous aurions
appliquées à nos besoins tout aussi avantageusement
et avec autant d'admiration que nous faisons cette présente
disposition de l'univers.
Voyons maintenant si nous pourrons nous accommoder
du détail qu'a fait le philosophe déiste, et si
nous pourrons l'expliquer suivant nos principes. Ayant reconnu
que le Soleil est composé d'une matière très
subtile et capable d'un mouvement très rapide, nous ne
serons point étonnés que le mouvement que fait sur
luy-même un globe d'une si grande étendue cause un
ébranlement dans toute la sphère fluide qui l'environne.
On voit même que par ce mouvement circulaire il doit entrainer
tous les corps qui se rencontrent dans la sphère de son
activité, et que ces corps, par les loix de la mécanique,
doivent rester toujours à la même distance du principe
de leur mouvement, et par conséquent y décrire continuellement
des orbes, à l'endroit où la proportion qui se trouve
entre leurs volumes et leurs pesanteurs les a placés nécessairement.
Ainsi nous verrons sans admiration que, conformément à
ces principes, les planètes les plus petites sont les plus
proches du Soleil, et qu'ainsi, parcourant un plus petit cercle,
elles font leur tour en moins de tems. Il ne faut point aller
s'imaginer que la Lune soit donnée à la Terre pour
l'éclairer au défaut du Soleil, mais penser que
ce corps, petit et léger en comparaison de la Terre, se
trouve entrainé par son tourbillon, comme les quatre satellites
de Jupiter et les six de Saturne le sont facilement par le tourbillon
très étendu de ces deux planètes. Et si Mercure
et Vénus n'ont point de ces satellites, ce n'est pas à
cause de l'inutilité dont ils leur seroient, étant
si proches du principe de la lumière, d'autant plus que
Mars, qui en est plus élolgné que la Terre, n'a
aucun de ces secours; mais la vraye raison est que ces planètes
n'ont pu, à cause de leur petitesse, en entrainer d'autres
dans leurs tourbillons. D'ailleurs, ces planètes, pour
être plus proches du Solell, n'en ont pas moins dans un
de leurs hémisphères une nuit qui doit être
fort obscure, puisqu'elles ne sont éclairées que
par les mêmes étolies que nous voyons, dont même
elles sont encore plus éloignées que nous. Si l'on
aime mieux le sistème de Neuton que celuy de Descartes,
qu'on suit dans cette explication, il n'y aura pas de plus grandes
diflicultés.
Enfin, pour suivre le même ordre dont
nous nous sommes servis d'abord, nous examinerons la structure
du corps humain. Mais, loin d'être dans une admiration continuelle
des propriétés renfermées dans cette construction
particulière des parties du corps de l'homme, nous penserons
avec Epicure que les membres n'ont point été donnés
à l'homme tels qu'ils puissent être appliqués
à tous les usages imaginables, mais que, les ayant reçus
avec les facultés qui dépendent nécessairement
de leur forme et de l'essence de leur matière, les hommes
n'ont imaginé que les usages auxquels ils les pourroient
appliquer; et que, si nous eussions été privés
des organes nécessaires aux sens que nous connaissons,
nous en aurions eu d'autres, que nous ne pouvons imaginer, qui
nous auroient fait connoître les objets par des attributs
de la matière, peut-être sans nombre, que nous ignorons
absolument, et ces nouveaux sens auroient peut-être été
beaucoup plus parfaits que ceux que nous avons. Je me serviray
d'une comparaison qui peut rendre plus sensible la vérité
de ce que j'avance. Si, par exemple, au lieu des cinq doigts que
nous avons à chaque main, la nature nous en eût donnés
dix, nous apliquerions ces dix doigts fort utilement à
plusieurs usages et nous fairions des ouvrages plus parfaits que
ceux que nous faisons; nous serions même très fort
persuadés qu'on ne peut s'en passer à moins, et
que nous serions inhabiles à tout si nous n'en avions que
cinq. De même, si nous n'eussions eu que des moignons au
lieu de mains, nous nous en serions servis à des ouvrages
qui, comparés à ceux que nous faisons aujourd'huy,
seroient misérables, mais que nous ne laisserions pas de
trouver aussi beaux que nous trouvons les nôtres, parce
que nous n'en connoîtrions pas d'autres et que nous les
regarderions comme le plus grand effect de l'adresse humaine.
Ainsi nous nous accommoderions de la forme de notre corps et de
nos organes, de quelque façon qu'ils eussent été,
et même nous l'admirerions, parce que nous ne connaitrions
rien de plus parfait.
Pourquoy donc voulons-nous que cette construction
particulière que nous avons soit la seule parfaite et la
seule admirable en elle-même, puisque nous n'en connaissons
pas d'autre et que nous n'en pouvons faire aucune comparaison?
Voilà, sans doute, une admiration bien mal fondée,
puisqu'elle nait de notre ignorance. C'est cependant là
son principe ordinaire. Nous admirons ce que nous ignorons; nous
jugeons beau et parfait ce que nous admirons, et ce préjugé
s'établit si bien en nous que nous ne pouvons plus le déraciner.
Si dans la suite nous parvenons à quelque connaissance
de l'ordre de l'univers et que notre admiration diminue par la
simplicité et la nécessité que nous y trouvons,
le préjugé de la perfection de l'univers, fondé
sur notre première ignorance, nous reste, et nous ne raisonnons
qu'après avoir posé pour principe la perfection
de l'harmonie de l'univers.
Mais revenons à notre sujet et achevons
de répondre aux admirations du déiste. Il trouve
dans les plantes et dans les minéraux des utilités
si manifestes; et c'est précisément en quoy nous
devrions accuser la nature d'ingratitude, car elle produit plus
abondament des plantes inutiles, ou même pernicienses, que
celles qui peuvent soulager nos infirmités, et d'ailleurs,
nous ayant refusé une connaissance naturelle pour les distinguer
les unes des autres, elle les a mêlées si indifférament
qu'on en a vu très souvent arriver de funestes effects,
pour parvenir à une connaissance qui est encore si éloignée
de sa perfection. La pesanteur de l'air, qu'il trouve si avantageuse
et si utile, est de l'essence de sa nature. Il est vray qu 'elle
fait végéter les plantes et qu'elle entretient les
liqueurs en mouvement; mais il est ridicule de penser que ce soit
pour ces usages que l'air a de la pesanteur, puisque nous voyons
que cet attribut est indispensablement attaché à
toute la matière que nous connaissons. Le flux et le reflux
de la mer est causé par le pressement de l'air entre le
corps de la Lune et la surface de la mer, et ce n'est point établi,
non plus que le sel de ses eaux, pour en empêcher la corruption;
puisque des mers entières n'ont point de flux et de reflux
et qu'il y a une infinité de lacs qui ne sont point salés,
sans qu'il s'ensuive aucune corruption. Enfin, nous ne trouverons
rien, dans l'univers, créé pour l'usage anquel nous
le faisons servir. La nature a des vues plus étendues.
Elle agit par des principes nécessaires; et, si nous trouvons,
dans ce qu'elle fait, notre utilité particulière,
c'est toujours en interrompant le cours de la nature et en appliquant
à nos besoins des choses qui n'étoient pas faites
pour nous, comme lorsque nous faisons servir des animaux ou des
fruits à notre nourriture, car c'est par la force que nous
nous approprions toutes ces choses que la nature n'avoit en aucune
façon destinées pour nous.
Si pourtant nous voulons trouver un but et
un dessein dans la nature, nous verrons qu'il n'y en a point d'autres
que la propagation de l'espèce. Laissés agir naturellement
tous les êtres qui sont dans l'univers, vous ne les verrés
tendre qu'à la production de leurs semblables. Nous n'en
pouvons douter dans les animaux; toutes leurs actions nous le
démontrent assés. Il en est de même des végétaux:
si nous laissons un fruit sur l'arbre, il tombera et se pourrira,
mais son noyaux, ou sa semence, telle qu'elle soit, se conservera
ou ne se corrompra qu'en faisant renaitre un arbre pareil à
celuy qui l'a produite. Il en est de même de tous les autres
végétaux. Si nous croyons les philosophes chimistes,
ils nous aprendront que les métaux ont une âme, un
ferment, une semence, qui, étant dégagée
de sa corporéité et mise dans une matrice convenable,
produit un métal semblable à celuy dont elle sort.
Enfin, nous verrons la même chose dans toute la nature.
Elle ne veut que la production des espèces: c'est le but
de tous ses efforts. Nous examinerons dans le chapitre suivant
ce que c'est que cette volonté de la nature et de quelle
voye elle se sert pour y parvenir.
Cette vérité ne frappe peut-être
pas aussi sensiblement que les deux premières, mais c'est
qu'elle est plus étrangère à l'esprit humain
et qu'elle combat des préjugés plus enracinés
que tous les autres. Cependant, lorsqu'on les a surmontés
et qu'on s'est rendu cette vérité familière,
elle nous desille les yeux, et tout nous la confirme. Quoiqu'elle
change toutes les idées que nous avions auparavant, elle
s'applique si parfaitement à tout que, plus nous avancons
dans la connaissance de l'univers, plus nous nous persuadons que
c'est un principe sur et incontestable. Achevons notre projet
et voyons ce qu'après toutes ces considérations
nous devons penser du premier Être.
Chapitre quatrième
Du premier Être
Tout ce que nous venons de voir jusqu'à
présent nous prouve suffisament que, s'il est un premier
Être, du moins nous n'avons rien à en espérer
ny à en craindre, et qu'ainsi, s'il existe, il doit être
semblable aux dieux que nous décrit le fameux disciple
d'Epicure lorsqu'ils, ne prenant aucun soin des affaires du monde,
se contentent d'y avoir établi ou d'y entretenir le mouvement
général duquel s'ensuit toute l'harmonie de l'univers.
Mais l'autorité d'Epicure ne nous fait
rien ici, et, quoique je l'aye suivi dans une partie des choses
que j'ay dites, je l'abandonneray sans regret dans celles qui
ne me paraissent pas conformes à la raison ou à
la vérité. Son opinion sur l'oisiveté des
dieux est de ce nombre. Rien n'est si contradictoire que d'admettre
une divinité qui a des attributs infinis et qui n'en met
aucun en usage. Je veux croire que la politique obligeoit un philosophe
qui enseignoit publiquement à admettre des dieux; mais
il me semble en même tems que cette politique étoit
bien aisée à contenter, car ces dieux qu'il admettoit
n'étoient ny offensés par les crimes ny fléchis
par les sacrifices ou par quelque autre culte que ce fut. Ils
ne demandoient rien aux hommes, ainsi l'existence d'un premier
Être ne leur importoit en aucune façon, et ne pouvoit
ny les détourner du crime ny les porter à la vertu.
C'étoit là avoner une divinité simplement
pour n'être pas athée, puisqu'il n'en pouvoit revenir
aucun bien à la société ny pour retenir les
désordres du peuple ny pour le porter à la piété.
Ne pouvant deviner les raisons qu'avoit Epicure de parler ainsi,
et ne m'étant prescrit d'autres règles qu une recherche
de la vérité sévère et scrupuleuse,
sans égard pour aucune politique, je parleray comme je
pense et sans doute comme pensoit Epicure. Pour moy, je regarde
la providence comme inséparable de la Divinité,
et je ne balanceray point à dire que, s'il n'y a point
de providence, il n'y a aucun être qui puisse mériter
le nom d'Intelligence souveraine ou de Divinité.
Je crois avoir assés prouvé
dans le chapitre précédent que l'ordre établi
dans l'univers n'a pas besoin d'une providence particulière
pour être entretenu. Rien ne s'y opère qui ne soit
simple et nécessaire. Si quelques-unes des opérations
qui s'y font nous paroissent merveilleuses, c'est que nous n'en
examinons point, ou que nous n'en connoissons pas, les causes.
Car nous ne nous avisons pas d'admirer qu'une pierre retombe lorsque
nous l'avons jettée en l'air, parce que nous voyons en
même tems la cause et l'effect et que la raison et l'expérience
nous montrent que cela ne peut arriver autrement. Il en seroit
de même du reste des choses qui arrivent dans l'univers,
si le principe nous en étoit aussi connu.
Nous regardons l'effect et l'utilité
que nous retirons d'une opération de la nature comme ayant
eu un principe destiné à cette fin particulière,
et que cette fin particulière et ce but de la nature n'est
autre chose que notre utilité. Quand une fois nous sommes
bien accoutumés à ce sophisme, nous ne regardons
plus si cette opération est naturelle et nécessaire,
et nous ne songeons plus qu'à admirer tout ce qu'il a fallu
agencer pour former ce qui nous semble si proportionné
à nos besoins. Rien n'est si difficile que d'éviter
un piège qui se présente si souvent et sous tant
de formes différentes; mais, puisqu'enfin nous l'avons
reconnu, nous l'éviterons plus facilement; et, comme nous
avons déjà du inférer de nos jugements qu'une
providence particulière n'est nécessaire ny pour
entretenir l'univers ny pour l'arranger de sorte qu'il soit tel
que nous le voyons, puisque toute autre disposition eut été
aussi parfaite, tâchons maintenant de découvrir comme
et par quel moyen il existe.
La matière ne peut s'être formée
d'elle-même, puisqu'il auroit fallu qu'elle eut été
comme créateur avant que d'exister comme créature.
Il faut donc se réduire à dire qu'elle a été
créée par un autre ou qu'elle est éternelle.
Si elle a été créée par un autre,
il faut nécessairement que ce soit par un Être éternel,
car nous aurions la même difficulté sur la création
de cet Être, et ainsi on pourroit remonter de créateur
en créateur. Il doit être infini, car il ne peut
être borné par la matière, sa créature;
et quelle autre chose le pourroit borner? S'il est infini, il
est un, car il ne peut y avoir plusieurs infinis. Enfin, il doit
être immatériel, puisque la matière ne peut
pas créer la matière. Voici donc quels sont nécessairement
les attributs d'un Être capable d'avoir créé
l'univers: l'éternité, l'infinité, l'unité
et l'immatérialité.
Pour examiner par ordre tous ces attributs,
commençons par l'éternité. Il est certain
que nous n'en pouvons avoir aucun sentiment qui nous la fasse
connoître: nous sommes accoutumés à voir naître
et périr; tout ce qui nous environne a son commencement
et sa fin. Cependant, si nous examinons de plus près et
avec plus d'attention qu'on ne fait ordinairement ce qui nous
semble périr, nous verrons qu'aucun corps n'est réellement
anéanti et qu'il n'y a jamais que la forme qui change.
Le bois qu'on brûle se retrouve en pareille quantité
dans la fumée et dans les cendres, sans qu'il s'en perde
la moindre chose. Le corps de l'homme, privé de vie et
jetté dans la terre, s'y corrompt par l'abondance de l'humidité;
sa substance se mêle et fait corps avec le suc végétatif
de la terre; elle passe dans les plantes qui croissent dans cet
endroit, dans les pierres qui s'y forment; cette substance, faisant
partie d'une plante, devient l'aliment d'un animal, qui devient
à son tour celuy de l'homme. Ainsi la même quantité
de matière subsiste toujours; tout l'effort des hommes
ne peut en anéantir un grain. Cette vérité
est si constante et si universellement reçue que je ne
m'y arreteray pas davantage. Ce que j'en ai dit n'est que pour
montrer que nous pouvons nous former une idée de l'éternité,
ou du moins d'une de ses parties, s'il m'est permis de parler
de la sorte. Je m'explique. On peut diviser l'éternité
en incréation et immortalité, ou plutôt impérissabilité.
Nous ne pouvons imaginer cette première moitié que
par la difficulté que nous trouvons à comprendre
ce que c'est que créer, tirer du néant, faire
quelque chose de rien; car il semble que cela est encore plus
difficile à comprendre que l'incréation. Pour l'impérissabilité,
elle nous est un peu plus sensible, ou du moins nous nous portons
plus facilement à la croire, par l'impossibilité
que nous voyons qu'il y a d'anéantir la moindre partie
de la matière et parce qu'il ne peut pas entrer dans la
teste que quelque chose puisse devenir rien. Quoique, par ce que
nous venons de voir nous n'ayons pas d'idée absolue et
déterminée de l'éternité, on peut
dire cependant que cet attribut, appliqué à quelque
nature que ce soit, est plus vraisemblable et plus facile à
comprendre que la création et l'anéantissement de
cette nature. Ainsi rien n'empêche que nous ne connaissions
l'éternité dans le premier Être.
L'infinité ne nous est pas plus sensible
par elle-même que l'éternité. Nous avons les
mêmes raisons pour n'y rien comprendre: nous ne connaissons
rien que de fini; tous les corps sont terminés par d'autres.
Il faut pourtant bien que le premier Être soit infini; car
quelles bornes luy pourions-nous donner? Nous n'en pouvons pas
même imaginer à la matière, que nous regardons
comme son ouvrage. Il faut donc convenir, quoique nous ne le puissions
comprendre, que Dieu est infini, parce qu'il est également
incompréhensíble, et outre cela absurde, de le regarder
comme fini.
L'unité est une suite nécessaire
de l'infinité. S'il y avoit deux ou plusieurs infinis,
ils ne le seroient plus ny les uns ny les autres; car l'un seroit
terminé par l'autre dans tous les points d'attouchement.
Cette unité n'a pas besoin d'autres preuves, et est de
la dernière sensibilité.
L'immatérialité est le dernier
attribut que nous avons reconnu pour nécessaire dans le
créateur de l'univers. La raison que nous en avons donnée
est que l'ouvrier doit être d'une autre nature que son ouvrage.
En effect, si nous le regardions comme matériel, ce seroit
la matière qui auroit créé la matière,
ce qui seroit contradictoire; car, si une partie de la matière
avoit besoin d'être créée pour exister, comment
se pourroit-il faire qu'une autre partie existât par elle-même
et fût éternelle? Il faut donc avouer nécessairement
l'immatérialité du Créateur.
Mais il va naître de ce principe un
million de difficultés. Car qu'est-ce, premièrement,
qu'immatérialité? Nous avons beau dire que, si nous
ne le comprenons pas, c'est que cela est hors de notre portée,
et que nous ne devons pas douter qu'il n'y ait une infinité
de choses qui, pour être incompréhensibles, n'en
sont pas moins existantes. Je l'avoue; mais je ne sçais
si celle dont il s'agit est de ce nombre. Nous n'avons pas, à
beaucoup près, une notion claire de l'extension ny de la
divisibilité de la matière à l'infini; cependant
nous sommes assurés par la géométrie de la
vérité de l'une et de l'autre. La proposition du
triangle entre les deux parallèles, dont saint Thomas s'est
servi pour démontrer l'extensibilité des anges,
en est une preuve sûre; de même que la démonstration
des incommensurables en est une de la divisibilité à
1'infini. Voilà de ces cas où nous sommes obligés
d'avouer que nos idées ne peuvent aller jusque-là.
Mais, avant cet aveu, il faut être assuré de la vérité
de ce que nous ne pouvons pas comprendre; car ce seroit une source
continuelle d'erreurs, que de croire des choses que nous ne pouvons
pas comprendre. Et donc rien ne nous assure qu'il peut exister
un Être immatériel.
Je ne vois rien, qui puisse nous avoir fourni
cette idée, que ce qui se passe en nous. Voici le raisonnement
qui peut seul luy avoir donné 1ieu: Je pense, donc il y
a en moy une substance intelligente et immatérielle, car
la matière ne peut pas penser. Puis, raportant ce jugement
à l'univers, nous disons: il y a, dans l'harmonie que nous
voyons, des marques sensibles d'une providence; c'est donc une
substance intelligente qui la règle; si c'est une substance
intelligente, elle est donc immatérielle. Voilà
la conséquence qui nous assure l'immatérialité
du premier Être; je ne crois pas qu'on puisse avoir d'autres
preuves de cet attribut. Si cela est, nous allons bientôt
trouver que ce fondement est si foible qu'il ne mérite
pas que nous luy sacrifions notre raisonnement et que nous nous
en prenions au défaut de nos idées. Il ne faut pour
cela que se servir des raisons que j'ay données pour prouver
la matérialité de l'âme, et d'une infinité
d'autres qui se peuvent trouver encore. Car, si ce qui nous porte
à regarder le premier Être comme une substance immatérielle
est la persuasion où nous sommes que la matière
ne peut penser ny agir par elle-même, notre conséquence
est absolument fausse; et, quand même on voudroit s'obstiner
à soutenir la spiritualité de l'âme, cela
ne concluroit rien pour celle du premier Être, puisque ce
n'est pas par la comparaison avec ce qui se passe en nous que
nous devons le juger, mais par les choses que nous regardons comme
son ouvrage. Je sçais bien que, si nous accordons que l'âme
soit incorporelle et que le premier Être ait créé
cette âme, nous ne pouvons refuser à luy-même
ce que nous reconnaissons qu'il a donné à sa créature;
mais ce n'est pas là la question, car, loin d'avouer et
de prendre pour principe qu'il a créé l'univers
et par conséquent l'homme, c'est précisément
ce que nous voulons éclaircir et ce dont il s'agit.
La matière est créée
ou éternelle. Si elle est créée, il faut
que ce soit, comme nous venons de le dire, par un Être éternel,
infini, immatériel. Je laisse à part les autres
attributs qui luy seroient encore nécessaires, et je me
contente de faire voir les difficultés qui se trouvent
à concilier ceux-cy. Premièrement, il me semble
que l'infinité et l'immatérialité sont absolument
incompatibles. Car l'infini n'est autre chose que ce qui occupe
tous les lieux; or, un lieu ne peut être occupé que
par un être matériel: sans cela, il est vuide. Et,
d'ailleurs, la matière n'occupe-t-elle pas une place dans
l'univers? Comment donc ce premier Être sera-t-il en tous
lieux? Je ne m'arresteray point à faire voir que l'éternité
ne s'accorde pas mieux avec l'immatérialité, car
cela suit assés de ce que nous venons de dire; et je crois
qu'il suffira de faire voir avec quelle facilité se lèvent
toutes ces difficultés, si, au lieu de vouloir imaginer
un premier Être dont nous n'avons aucune preuve ny même
aucune idée, nous nous réduisons au sentiment le
plus simple et le plus naturel, qui est de ne point admettre d'autre
premier être que la matière éternelle et infinie.
Puisque nous avons reconnu que toutes les
opérations de l'âme et du corps se peuvent faire
par des agens matériels, que la pensée est un sixième
sens résultant des cinq autres et qui a pour organe
le cerveau, et que l'ordre de l'univers n'a besoin d'aucun secours
particulier pour le maintenir tel qu'il est, qu'avons-nous besoin
d'imaginer sans aucune nécessité un Être qui
ne peut exister sans renfermer tant d'attributs incompatibles?
Ne suffit-il pas de dire que nous sommes certains par nous-mêmes
de l'existence de la matière, que nous avons des raisons
au moins vraisemblables pour la croire éternelle, puisque
nous voyons par expérience qu'elle ne peut périr
et que nous ne pouvons imaginer qu'elle ait pu être tirée
du néant? Cela ne nous doit-il pas suffire pour nous faire
soupçonner qu'elle peut être éternelle, et
pour nous déterminer à le croire, si nous trouvons
moins de difficultés dans cette façon de penser
que dans le sentiment contraire? Alors rien ne s'opposera à
ce que nous accordions l'éternité à la matière.
L'infinité de la matière nous
donnera beaucoup moins de peine. Elle nous est plus sensible,
et peut quasi nous être démontrée géométriquement;
et, pour ajouter aux preuves de géométrie, dont
nous venons de dire un mot, celles qui sont tirées du seul
bon sens, pouvons-nous nous imaginer une division assés
répétée pour qu'à la plus petite partie
on ne puisse pas nous demander s'il n'est pas vray qu'elle ait
deux côtés et qu'elle ne puisse être partagée
entre les deux? Pouvons-nous enfin la réduire en points
indivisibles? Il est tout aussi difficile de nier qu'elle soit
étendue à l'infini; car, si elle est bornée,
quelles sont les bornes, et qu'y a-t-il au-delà? Ces questions
sont pressantes, et on ne peut y répondre. Nous sommes
donc obligés de dire que la matière est infinie.
Ce principe bien établi suffiroit pour prouver qu'il n'y
a point de premier Être, et même qu'il n'y a point
en tout d'être, dans la nature, que la seule matière.
Car ce premier Être ne pourroit être
infini, si la matière l'étoit aussi; et la matière
ne pourroit l'être, s'il y avoit dans le monde autre chose
qu'elle et si elle n'étoit pas seule la cause et l'effect
de tout ce que nous voyons dans l'univers.
Voici donc les conjectures que j'ose hazarder,
et ce que je crois que doit suivre de tout ce que nous avons dit:
la matière est une, infinie, éternelle; c'est elle
qui, ayant toujours existé, a entretenu et entretient l'univers
dans l'état où nous le voyons, sans aucun dessein
particulier pour nos usages ny pour nos besoins, mais faisant
cependant tout ce qui est nécessaire pour la propagation
des espèces; c'est elle qui conduit nos actions par un
ordre nécessaire, invariable et dépendant des circonstances
qui nous environnent; enfin, c'est elle seule qui existe, et c'est
par elle seule qu'elle existe.
On peut faire plusieurs objections contre
ce sistème, et même peut-être serviront-elles
à l'éclaircir.
Il y a dans l'univers un mouvement qui anime
cette matière. Or, quel est ce mouvement, et quel en est
le principe? Je répond que, quoiqu'il n'y ait peut-être
rien de si ignoré dans la phisique que le mouvement et
ses causes, ce qu'on en sçait avec certitude est qu'il
est inséparable de la matière et que jamais il ne
peut y avoir de mouvement sans matière. Ainsi il peut se
faire que le mouvement soit essentiel à la matière
et fasse partie de son être. On peut objecter que, si cela
étoit, il ne pourroit point y avoir de matière sans
mouvement. La conséquence est vraye; mais, premièrement,
nous voyons que toutes les formes de la matière, quelque
solide qu'elle soit, sont sujettes à destruction, ce qui
ne peut arriver sans un mouvement, qui, pour être insensible
à nos organes, n'en est pas moins réel. En second
lieu, on peut dire que toutes les parties de la matière
ont en elles-mêmes une force qui les détermine à
se mouvoir toutes également, et que, si quelques-unes paroissent
avoir un mouvement très lent, ou même n'en avoir
aucun, cela vient de ce que, tâchant à se mouvoir
chacune avec le même effort dans des directions opposées,
elles se rencontrent et, ne pouvant vaincre l'effort l'une de
l'autre, elles demeurent en repos, sans qu'on puisse dire pour
cela qu'elles soient privées de mouvement, puisqu'elles
ont toujours en elles cette force qui en est le principe et que
cette puissance seroit réduite en acte si l'obstacle qui
s'y oppose étoit levé. Je ne donne ici qu'une idée
en passant d'un sistème très facile à soutenir
et qui donne une explication très simple et très
naturelle de plusieurs faits difficiles à expliquer dans
toutes les autres hipothèses sur le mouvement. En troisième
lieu, le mouvement peut être accidentel à une certaine
disposition de la matière. De quelque façon que
cela soit et quelque parti que l'on prenne, le mouvement doit
être éternel comme la matière, et il doit
toujours avoir existé dans la même quantité,
étant seulement différament modifié et déterminé
à tout moment par les accidents particuliers de la matière.
Je sens bien que cette réponse ne lève
pas toutes les difficultés et ce n'est pas une démonstration
géométrique; mais ce sont là des occasions
où l'on doit croire et admettre des choses, quoiqu'on ne
les comprenne pas. Car nous sommes assurés de l'existence
du mouvement, nous sçavons aussi qu'il ne périt
point et qu'il ne diminue dans un sujet qu'en se communiquant
à un autre; ainsi rien ne nous empêche de le croire
éternel. Ce principe, ou, si l'on veut, cette suposition
établie, il n'y a plus de difficultés dans tout
le reste de notre sistème. On aura beau, par exemple, chicaner
sur l'éternité de la matière. Je demanderay
si, la refusant à la matière, il est plus naturel
de forger exprès un Être pour luy donner cette éternité,
avec une infinité d'autres attributs, pour qu'il puisse
créer la matière. On voit que c'est supposer des
chimères impossibles, pour vouloir nier une vérité
qui se montre aussi sensiblement que nous sommes capables de la
sentir. Enfin, je ne vois plus d'objections assés fortes
pour empêcher de croire que, la matière existant
de toute éternité, son mouvement éternel,
touiours pareil et toujours uniforme, la détermine à
se porter indifférament de tous côtés; que
les accidents particuliers de cette matière chargent la
direction de ce même mouvement, et que, comme ils existent
nécessairement, ils divisent aussi nécessairement
l'action du mouvement et la déterminent suivant des directions
diverses, mais toujours dépendantes des dispositions particulières
de la matière. Ainsi le mouvement, qui d'abord agit sur
la matière, se trouve ensuite modifié et déterminé
par elle, de façon que l'action et réaction réciproque
de l'un et de l'autre forment cette suite nécessaire et
cet ordre immanquable qu'un de nos anciens poètes appelle
dira necessitas. C'est cette nécessité inflexible
qui produit tous les événements, qui règle
nos actions et qui conduit l'univers par les seules loix du mécanisme
le plus simple.
J'oubliois une obiection qu'on peut me faire
très à propos. C'est que j'ay avoué que la
nature sembloit avoir pour but la propagation de l'espèce.
Ainsi ce ne seroit pas se conduire par la seule mécanique,
puisque la destruction se peut rencontrer indifférament
comme la production, dans un arrangement qui n'auroit pas pour
but la conservation des espèces.
Je répond à cette objection
que ce but et ce désir de la propagation n'est pas une
volonté intelligente ny raisonnée, mais c'est que
tous les mixtes sont composés de principes différents
(je n'entend pas parler des premiers principes, mais de ceux qu'on
reconnoît par l'analise qu'on peut faire de tous les corps).
Ces principes sont le Flegme, le Souffre, le Sel, la Teste morte
et un cinquième, qui est le Mercure ou la Quintessence.
Ce Mercure est un mélange des parties les plus subtiles
et les plus épurées des quatre autres principes;
c'est, pour ainsi dire, un autre mixte pareil à celuy dont
il est partie, mais beaucoup plus parfait. C'est ce qui forme
l'âme et la vie des animaux et des végétaux.
C'est cet Esprit qui abonde dans la semence des corps mixtes et
qui, se dévelopant dans une matrice convenable, forme par
sa corruption et sa décomposition un nouveau corps pareil
à celuy dont il sort. C'est enfin ce ferment actif qui
change en sa nature toute la matière qui l'environne et
la fait concourir à produire un mixte de sa même
espèce. Cette Quintessence, étant enfermée
et répandue dans tout le corps qu'elle anime, est dans
une activité continuelle, parce que sa grande subtilité
la rend infiniment plus propre au mouvement que les autres principes
du corps. Cette violente agitation fait qu'elle ne cherche qu'à
sortir, et ainsi fait agir les animaux conséquament à
ce principe et proportionnément à l'abondance ou
à la subtilité de cette semence. C'est ce qui produit
en eux ces mouvements et cette pente naturelle d'un sexe pour
l'autre, qui leur devient un besoin qu'ils cherchent à
soulager, comme les autres, par les moyens les plus efficaces
et les plus à leur portée. Il en est de même
dans les végétaux. Cet Esprit séminal parcourt
la plante et ne s'arrete que lorsqu'il trouve une prison assés
forte pour le retenir. Telle est la graine, où il se trouve
ordinairement renfermé. Lorsqu'il y est une fois fixé,
il y reste jusqu'à ce que cette graine, étant mise
dans la terre, vienne à se pourrir et luy donne la liberté
d'agir et de reproduire ce que son espèce et sa nature
comportent. Nous voyons par là que ce but et cette volonté
de la nature n'est qu'une façon de parler, puisqu'elle
n'agit pas moins dans cette occasion que dans toutes les autres
suivant les loix générales et mécaniques
auxquelles elle est nécessairement assujetie.