Le Philosophe
[C. Chesneau Du Marsais]
Il n'y a rien qui coûte moins à acquérir aujourd'hui
que le nom de philosophe; une vie obscure et retirée, quelques dehors
de sagesse avec un peu de lecture suffisent pour attirer ce nom à
des personnes qui s'en honorent sans le mériter.
D'autres, qui ont eu la force de se défaire des préjugés
de l'éducation en matière de religion, se regardent comme
les seuls véritables philosophes. Quelques lumières naturelles
de raison et quelques observations sur l'esprit et le coeur humain leur
ont fait voir que nul être suprême n'exige de culte des hommes,
que la multiplicité des religions, leurs contrariétés,
et les différens changemens qui arrivent en chacune sont une preuve
sensible qu'il n'y en a jamais eu de révélée, et que
la religion n'est qu'un passion humaine comme l'amour, fille de l'admiration,
de la crainte et de l'espérance; mais ils en sont demeurés
à cette seule spéculation, et c'en est assez aujourd'hui pour
être reconnu philosophe par un grand nombre de personnes.
Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus juste du philosophe,
et voici le caractère que nous lui donnons.
Le philosophe est une machine humaine comme un autre homme; mais c'est une
machine qui, par sa construction mécanique, réfléchit
sur ses mouvemens. Les autres hommes sont déterminés à
agir sans sentir ni connoître les causes qui les font mouvoir, sans
même songer qu'il y en ait.
Le philosophe, au contraire, démêle les causes autant qu'il
est en lui, et souvent même les prévient et se livre à
elles avec connoissance: c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire,
quelquefois elle-même. Ainsi, il évite les objets qui peuvent
lui causer des sentimens qui ne conviennent ni au bien-être ni à
l'être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des
affections convenables à l'état où il se trouve.
La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce
est à l'égard du Chrétien dans le système de
Saint Augustin. La grâce détermine le Chrétien à
agir volontairement; la raison détermine le philosophe sans lui ôter
le goût du volontaire.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions sans que les actions
qu'ils font soient précédées de la réflexion;
ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres; au lieu
que le philosophe dans ses passions mêmes n'agit qu'après la
réflexion: il marche la nuit, mais il est précédé
d'un flambeau.
Le philosophe forme ses principes sur une infinité d'observations
particulières; le peuple adopte le principe sans penser aux observations
qui l'ont produit: il croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même.
Mais le philosophe prend la maxime dès sa source; il en examine l'origine,
il en connoît la propre valeur, et n'en fait que l'usage qui lui convient.
De cette connoissance que les principes ne naissent que des observations
particulières, le philosophe en conçoit de l'estime pour la
science des faits; il aime à s'instruire des détails et de
tout ce qui ne se devine point. Ainsi, il regarde comme une maxime très
opposée au progrès des lumières de l'esprit, que de
se borner à la seule méditation, et de croire que l'homme
ne tire la vérité que de son propre fonds. Certains métaphysiciens
disent: évitez les impressions des sens! Laissez aux historiens la
connoissance des faits, et celle des langues aux grammairiens! Nos philosophes,
au contraire, persuadés que toutes nos connoissances nous viennent
des sens, que nous ne nous sommes faits des règles que sur l'uniformité
des impressions sensibles, que nous sommes au but de nos lumières
quand nos sens ne sont ni assez déliés, ni assez forts pour
nous en fournir; convaincus que la source de nos connoissances est entièrement
hors de nous, il nous exhortent à faire une ample provision d'idées,
en nous livrant aux impressions extérieures des objets. Mais en nous
livrant en disciple qui consulte, et qui écoute, et non en maître
qui décide et qui impose silence. Ils veulent que nous étudiions
l'impression précise que chaque objet fait en nous, et que nous évitions
de la confondre avec celle qu'un autre objet a causée.
De là la certitude et les bornes des connoissances humaines. Certitude:
quand on sent que l'on a reçu de dehors l'impression propre et précise
que chaque jugement suppose; car tout jugement suppose une impression extérieure
qui lui est particulière. Bornes: quand on ne sauroit recevoir des
impressions ou par la nature de l'objet ou par la foiblesse de nos organes.
Augmentez, s'il est possible, la puissance des organes, vous augmenterez
les connoissances. Ce n'est que depuis la découverte du télescope
et du microscope qu'on a fait tant de progrès dans l'astronomie et
dans la physique.
C'est aussi pour augmenter le nombre de nos connoissances et de nos idées
que nos philosophes étudient les hommes d'autrefois et les hommes
d'aujourd'hui.
Répandez-vous comme des abeilles, nous disent-ils, dans le monde
passé et dans le monde présent, vous reviendrez ensuite dans
votre ruche composer votre miel.
Le philosophe s'applique à la connoissance de l'univers et de lui-même.
Mais comme l'oeil ne sauroit se voir, le philosophe connoît qu'il
ne sauroit se connoître parfaitement, puisqu'il ne sauroit recevoir
des impressions extérieures du dedans de lui-même, et que nous
ne connoissons rien que par de semblables impressions. Cette pensée
n'a rien d'affligeant pour lui, parce qu'il se prend lui-même tel
qu'il est, et non pas tel qu'il semble à l'imagination qu'il pourroit
être. D'ailleurs, cette ignorance n'est pas en lui une raison de décider
qu'il est composé de deux substances opposées; ainsi comme
il ne se connoît pas parfaitement, il dit qu'il ne connoît pas
comment il pense. Mais comme il sent qu'il pense si dépendamment
de tout lui-même, il reconnoît que sa substance est capable
de penser de la même manière qu'elle est capable d'entendre
et de voir. La pensée est en l'homme un sens comme la vue et l'ouïe,
dépendant également d'une constitution organique. L'air seul
est capable de sons, le feu seul peut exciter la chaleur, les yeux seuls
peuvent voir, les seules oreilles peuvent entendre, et la seule substance
du cerveau est susceptible de pensées.
Que si les hommes ont tant de peines à unir l'idée de la pensée
avec l'idée de l'étendue, c'est qu'ils n'ont jamais vu d'étendue
penser. Ils sont à cet égard ce qu'un aveugle-né est
à l'égard des couleurs, un sourd de naissance à l'égard
des sons; ceux-ci ne sauroient unir ces idées avec l'étendue
qu'ils tâtent, parce qu'ils n'ont jamais vu cette union.
La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse
qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout. Il se contente
de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne
la confond point avec la vraisemblance; il prend pour vrai ce qui est vrai,
pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, pour vraisemblable
ce qui n'est que vraisemblable. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection
du philosophe: c'est que, lorsqu'il n'a point le motif propre pour juger,
il sait demeurer indéterminé. Chaque jugement, comme on a
déjà remarqué, suppose un motif extérieur qui
doit l'exciter; le philosophe sent quel doit être le motif propre
du jugement qu'il doit porter. Si le motif manque, il ne juge point, il
attend et se console quand il voit qu'il l'attendroit inutilement.
Le monde est plein de personnes d'esprit et de beaucoup d'esprit, qui jugent
toujours. Toujours ils devinent, car c'est deviner que de juger sans sentir
quand on a le motif propre du jugement. Ils ignorent la portée de
l'esprit humain; ils croyent qu'il peut tout connoître. Ainsi ils
trouvent de la honte à ne point prononcer de jugement, et s'imaginent
que l'esprit consiste à juger. Le philosophe croit qu'il consiste
à bien juger; il est plus content de lui-même quand il a suspendu
la faculté de se déterminer, que s'il étoit déterminé
avant que d'avoir senti le motif propre de la décision. Ainsi il
juge et parle moins, mais il juge plus sûrement et il parle mieux.
Il n'évite point les traits vifs qui se présentent naturellement
à l'esprit par un prompt assemblage d'idées qu'on est souvent
étonné de voir unies. C'est dans cette prompte liaison que
consiste ce que communément on appelle esprit. Mais aussi c'est ce
qu'il recherche le moins, et il préfère à ce brillant
le soin de bien distinguer ses idées, d'en connoître la juste
étendue et la liaison précise, et d'éviter de prendre
le change en portant trop loin quelque rapport particulier que les idées
ont entre elles. C'est dans ce discernement que consiste ce qu'on appelle
jugement et justesse d'esprit.
A cette justesse se joignent encore la souplesse et la netteté. Le
philosophe n'est pas tellement attaché à un système
qu'il ne sente toute la force des objections. La plupart des hommes sont
si fort livrés à leurs opinions qu'ils ne prennent pas seulement
la peine de pénétrer celles des autres.
Le philosophe comprens le sentiment qu'il rejette avec la même étendue
et la même netteté qu'il entend celui qu'il adopte.
L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse,
qui rapporte tout à ses véritables principes. Mais ce n'est
pas l'esprit seul que le philosophe cultive; il porte plus loin son attention
et ses soins.
L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes
de la mer ou dans le fond d'une forêt. Les seules nécessités
de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire, et dans
quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être
l'engagent à vivre en société. Ainsi, la raison exige
de lui qu'il connoisse, qu'il étudie et qu'il travaille à
acquérir les qualités sociables. Il est étonnant que
les hommes s'attachent si peu à tout ce qui est de pratique, et qu'ils
s'échauffent si fort sur de vaines spéculations. Voyez les
désordres que tant de différentes hérésies ont
causés! Elles ont toujours roulé sur des points de théorie:
tantôt il s'est agi du nombre des personnes de la Trinité et
de leur émanation; tantôt du nombre des sacremens et de leur
vertu; tantôt de la nature et de la force de la grâce. Que de
guerres, que de troubles, pour des chimères!
Le peuple philosophe est sujet aux mêmes visions: que de disputes
frivoles dans les écoles, que de livres sur des vaines questions!
Un mot les décideroit, on feroit voir qu'elles sont indissolubles.
Une secte aujourd'hui fameuse reproche aux personnes d'érudition
de négliger l'étude de leur propre esprit, pour charger leur
mémoire de faits et de recherches sur l'antiquité, et nous
reprochons aux uns et aux autres de négliger et de se rendre aimables
et de n'entrer pour rien dans la société.
Notre philosophe ne se croit pas en exil en ce monde; il ne croit point
être en pays ennemi; il veut jouir en sage économe des biens
que la nature lui offre, il veut trouver du plaisir avec les autres, et
pour en trouver il faut en faire. Ainsi, il cherche à convenir à
ceux, avec qui le hazard ou son choix le font vivre, et il trouve en même
temps ce qui lui convient: c'est un honnête homme qui veut plaire
et se rendre utile.
La plupart des grands, à qui les dissipations ne laissent pas assez
de temps pour méditer, sont féroces envers ceux qu'ils ne
croyent pas leurs égaux.
Les philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou plutôt qui
méditent mal, le sont envers tout le monde: ils fuient les hommes
et les hommes les évitent.
Mais notre philosophe qui sait se partager entre la retraite et le commerce
des hommes, est plein d'humanité. C'est le Chrémès
de Térence [<<Homo sum, humani a me nihil alienum puto>>
Haeut. etc.], qui sent qu'il est homme et que la seule humanité
intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son
voisin.
Il seroit inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout
ce qui s'appelle honneur et probité: c'est là son unique religion.
La société civile est, pour ainsi dire, la seule divinité
qu'il reconnoisse sur la terre; il l'encense, il l'honore par la probité,
par une attention exacte à ses devoirs et par un désir sincère
de n'en être pas un membre inutile ou embarrassant.
Les sentimens de probité entrent autant dans la constitution mécanique
du philosophe que les lumières de l'esprit. Plus vous trouverez de
la raison dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au
contraire, là où règnent le fanatisme et la superstition,
règnent les passions et l'emportement. C'est le même tempérament
occupé à des objets différens: Madeleine qui aime le
monde, et Madeleine qui aime Dieu, c'est toujours Madeleine qui aime.
Or, ce qui fait l'honnête homme, ce n'est point agir par amour ou
par haine, par espérance ou par crainte [<<oderunt peccare
boni, virtutis amore>>, Horat. L. I. Epist 16]. C'est d'agir par esprit
d'ordre, ou par raison. Tel est le tempérament du philosophe. Or,
il n'y a guère à compter que sur les vertus de tempérament.
Confiez votre vin plutôt à celui qui ne l'aime pas naturellement,
qu'à celui qui forme tous les jours de nouvelles résolutions
de ne s'enivrer jamais.
Le dévot n'est honnête homme que par passion. Or, les passions
n'ont rien d'assuré. De plus, le dévot, j'ose le dire, est
dans l'habitude de n'être pas honnête homme par rapport à
Dieu, parce qu'il est dans l'habitude de ne pas suivre exactement la règle.
La religion est si peu proportionnée à l'humanité,
que le plus juste fait des infidélités à Dieu sept
fois par jour, c'est-à-dire plusieurs fois. Les fréquentes
communions des plus pieux nous font voir dans leur coeur, selon leur manière
de penser, une vicissitude continuelle du bien et du mal; il suffit sur
ce point qu'on croie être coupable pour l'être.
Le combat éternel où l'homme succombe si souvent avec connoissance,
forme en lui une habitude d'immoler la vertu au vice; il se familiarise
à suivre son penchant, et à suivre des fautes dans l'espérance
de se relever par le repentir. Quand on est si souvent infidèle à
Dieu, on se dispose insensiblement à l'être aux hommes.
D'ailleurs, le présent a toujours eu plus de force sur l'esprit de
l'homme que l'avenir. La religion ne retient les hommes que par un avenir
que l'amour propre fait toujours regarder dans un point de vue fort éloigné.
Le superstitieux se flatte sans cesse d'avoir le temps de réparer
ses fautes, d'éviter les peines, et de mériter les récompenses.
Aussi l'expérience nous fait assez voir que le frein de la religion
est bien foible. Malgré les fables que le peuple croit du déluge,
du feu du ciel tombé sur cinq villes, malgré les vives peintures
des peines et récompenses éternelles, malgré tant de
sermons et tant de prônes, le peuple est toujours le même. La
nature est plus forte que les chimères: il semble qu'elle soit jalouse
de ses droits; elle se tire souvent des chaînes, où l'aveugle
imagination veut follement la contenir: le seul philosophe, qui sait en
jouir, la règle par sa raison.
Examinez tous ceux contre lesquels la justice humaine est obligée
de se servir de son épée: vous trouverez ou des tempéramens
ardens, ou des esprits peu éclairés, et toujours des superstitieux
ou des ignorans. Les passions tranquilles du philosophe peuvent bien le
porter à la volupté, mais non pas au crime: sa raison cultivée
le guide et ne les conduit jamais au désordre.
La superstition ne fait sentir que foiblement combien il importe aux hommes,
par rapport à leur intérêt présent, de suivre
les loix de la société. Elle condamne même ceux qui
ne les suivent que par ce motif, qu'elle appelle avec mépris motif
humain. Le chimérique est pour elle bien plus parfait que le naturel.
Ainsi ses exhortations n'opèrent que comme doit opérer une
chimère: elles troublent, elles épouvantent; mais quand la
vivacité des images qu'elles ont produite est ralentie, que le feu
passager de l'imagination est éteint, l'homme demeure sans lumière,
abandonné aux foiblesses de son tempérament.
Notre sage qui, en n'espérant ni ne craignant rien après la
mort, semble prendre un motif de plus d'être honnête homme pendant
la vie, y gagne de la consistance, pour ainsi dire, et de la vivacité
dans le motif qui le fait agir; motif d'autant plus fort qu'il est purement
humain et naturel. Ce motif est la propre satisfaction qu'il trouve à
être content de lui-même en suivant le règles de la probité;
motif que le superstitieux n'a qu'imparfaitement, car tout ce qu'il y a
de bien en lui il doit l'attribuer à la grâce. A ce motif se
rapporte encore un autre motif bien puissant, c'est le propre intérêt
du sage, et un intérêt présent et réel.
Séparez pour un moment le philosophe de l'honnête homme; que
lui reste-t-il? La société civile, son unique Dieu, l'abandonne,
le voilà privé des plus douces satisfactions de la vie, le
voilà banni sans retour du commerce des honnêtes gens. Ainsi,
il lui importe bien plus qu'au reste des hommes de disposer tous ses ressorts
à ne produire que des effets conformes à l'idée de
l'honnête homme. Ne craignez pas que, parce que personne n'a les yeux
sur lui, il s'abandonne à une action contraire à la probité!
Non, cette action n'est point conforme à la disposition mécanique
du sage. Il est pétri, pour ainsi dire, avec le levain de l'ordre
et de la règle; il est rempli des idées du bien de la société
civile; il en connoît les principes bien mieux que les autres hommes.
Le crime trouveroit en lui trop d'opposition, il y auroit trop d'idées
acquises à détruire. Sa faculté d'agir est, pour ainsi
dire, comme une corde d'instrument de musique montée sur un certain
ton: elle n'est sauroit en produire un contraire. Il craint de se détonner,
de se désaccorder d'avec lui-même. Et ceci me fait ressouvenir
de ce que Velleius dit de Caton d'Utique: ]il n'a jamais fait de bonnes
actions, dit-il, pour paroître les avoir faites, mais parce qu'il
n'étoit pas en lui de faire autrement [Numquam recte fecit ut
facere videretur, sed quia aliter facere non poterat].
D'ailleurs, dans toutes les actions que les hommes font, ils ne cherchent
que leur propre satisfaction actuelle: c'est le bien, ou plutôt l'attrait
présent, suivant la disposition mécanique où ils se
trouvent, qui les fait agir. Or pourquoi voulez-vous, parce que le philosophe
n'attend ni peine ni récompense après cette vie, il doive
trouver un attrait présent qui le porte à vous tuer ou à
vous tromper? N'est-il pas, au contraire, plus disposé par ses réflexions
à trouver plus d'attrait et de plaisir à vivre avec vous,
à s'attirer votre confiance, à s'acquitter des devoirs de
l'amitié et de la reconnoissance. Ces sentimens ne sont-ils pas dans
le fond de l'homme, indépendamment de toute croyance sur l'avenir?
Encore un coup, l'idée de malhonnête homme est autant opposée
à l'idée de philosophe, que l'est l'idée de stupide;
et l'expérience fait voir tous les jours que, plus on a de raison
et de lumière, plus on est sûr et propre pour le commerce de
la vie: un fou n'a pas d'étoffe pour être bon [La Rochefoucauld].
On ne pèche que parce que les lumières sont moins foibles
[plus foibles?] que la passion; et c'est une maxime de théologie,
vraie en un certain sens, que tout pécheur est ignorant [Omnis
peccans est ignorans].
Cet amour de la société, si essentiel au philosophe, fait
voir combien est véritable la remarque de l'empereur Antonin: Que
les peuples seront heureux quand les rois seront philosophes, ou quand les
philosophes seront rois.
Le superstitieux, élevé aux grands emplois, se regarde trop
comme étranger sur la terre pour s'intéresser véritablement
aux autres hommes. Le mépris des grandeurs et des richesses, et les
autres principes de la religion, malgré les interprétations
qu'on a été obligé de leur donner, sont contraires
à tout ce qui peur rendre un empire heureux et florissant.
L'entendement que l'on captive sous le joug de la foi, devient incapable
des grandes vues que demande le gouvernement, et qui sont si nécessaires
pour les emplois publics. On fait croire au superstitieux que c'est un être
suprême qui l'a élevé au-dessus des autres; c'est vers
cet être, et non vers le public, que se tourne sa reconnoissance.
Séduit par l'autorité que lui donne son état, et à
laquelle les autres hommes ont bien voulu se soumettre pour établir
entre eux un ordre certain, il se persuade aisément qu'il n'est dans
l'élévation que pour son propre bonheur, et non pour travailler
au bonheur des autres. Il se regarde comme la fin dernière de la
dignité qui, dans le fond, n'a d'autre objet que le bien de la république
et des particuliers qui la composent.
J'entrerois volontiers ici dans un plus grand détail, mais on sent
assez combien la république doit tirer plus d'utilité de ceux
qui, élevés aux grandes places, sont pleins des idées
de l'ordre et du bien public, et de tout ce qui s'appelle humanité,
et il seroit à souhaiter qu'on en pût exclure tous ceux qui,
par le caractère de leur esprit ou par leur mauvaise éducation,
sont remplis d'autres sentimens.
Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison,
et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les moeurs
et les qualités sociables.
De cette idée il est aisé de conclure combien le sage insensible
des Stoïciens est éloigné de la perfection de notre philosophe.
Nous voulons un homme, et leur sage n'étoit qu'un fantôme;
ils rougissaient de l'humanité, et nous en faisons gloire; nous voulons
mettre les passions à profit, nous voulons en faire un usage raisonnable,
et par conséquent possible, et ils vouloient follement anéantir
les passions et nous abaisser au-dessus de notre nature par une insensibilité
chimérique. Les passions lient les hommes entre eux, et c'est pour
nous un doux plaisir que cette liaison. Nous ne voulons ni détruire
nos passions, ni en être tyrannisés; mais nous voulons [nous
?] en servir et les régler.
On voit encore par tout ce que nous venons de dire combien s'éloignent
de la juste idée du philosophe ces indolens qui, livrés à
une méditation paresseuse, négligent le soin de leurs affaires
temporelles et de tout ce qui s'appelle fortune. Le vrai philosophe n'est
point tourmenté par l'ambition [B. vid. Horat. Epist. 17. Lib. I:
omnis decuit Aristippum, color et status et res, etc.], mais il veut
avoir les douces commodités de la vie. Il lui faut, outre le nécessaire
précis, un honnête superflu nécessaire à un honnête
homme, et par lequel seul on est heureux; c'est le fond des bienséances
et des agrémens.
La pauvreté nous prive du bien-être qui est le paradis du philosophe:
elle bannit loin de nous toutes les délicatesses sensibles et nous
éloigne du commerce des honnêtes gens.
D'ailleurs, plus on a le coeur bien fait, plus on rencontre d'occasions
de souffrir de sa misère: tantôt c'est un plaisir que vous
ne sauriez faire à votre ami, tantôt c'est une occasion de
lui être utile, dont vous ne sauriez profiter. Vous vous rendez justice
au fond de votre coeur, mais personne n'y pénètre; et quand
on connoîtroit votre bonne disposition, n'est-ce point un mal de ne
pouvoir la mettre au jour?
A la vérité, nous n'estimons pas moins un philosophe pour
être pauvre, mais nous le bannissons de notre société,
s'il ne travaille pas à se délivrer de sa misère. Ce
n'est pas que nous craignons qu'il nous soit à charge; nous l'aiderons
dans ses besoins, mais nous ne croyons pas que l'indolence soit une vertu.
La plupart des hommes qui se font une fausse idée du philosophe,
s'imaginent que le plus exact nécessaire lui suffit; ce sont les
fausses philosophes qui ont fait naître ce préjugé par
leur indolence et par des maximes éblouissantes. C'est toujours le
merveilleux qui corrompt le raisonnable; il y a des sentimens bas qui ravalent
l'homme au-dessous même de la pure animalité; il y en a d'autres
qui semblent l'élever au-dessus de lui-même. Nous condamnons
également les uns et les autres, parce qu'ils ne conviennent point
à l'homme. C'est corrompre la perfection d'un être que de le
tirer hors de ce qu'il est, sous prétexte même de l'élever.
J'aurois envie de finir par quelques autres préjugés ordinaires
au peuple philosophe, mais je ne veux point faire un livre. Qu'ils se détrompent.
Ils en ont comme le reste des hommes, et surtout en ce qui concerne la vie
civile: délivrés de quelques erreurs, dont les libertins mêmes
sentent le foible, et qui ne dominent guère aujourd'hui que sur le
peuple, sur les ignorans et sur ceux qui n'ont pas eu le loisir de la méditation,
ils croient avoir tout fait; mais s'ils ont travaillé sur l'esprit,
qu'ils se souviennent qu'ils ont encore bien de l'ouvrage sur ce qu'on appelle
le coeur et sur la science des égards.