ORIGINE DES ETRES ET ESPECES,

fruit d'une conversation retenue imparfaitement

[by HENRI DE BOULAINVILLER]


Critical édition by G. Mori. For a full account of manuscripts sources see "Rivista di storia della filosofia", 1994, n° 1, p. 169-192


Comme l'on fait usage de la géométrie non seulement pour la mesure des grandeurs et le jugement de leur rapport, mais qu'on l'applique heureusement à des matières phisiques, comme à mesurer les distances des planètes du centre commun, leur pesanteur différente et le temps de leur circulation, on a cru les pouvoir appliquer aux matières métaphisiques, et on le fait avec succez.


Premier principe
Deux grandeurs étant données, si l'une s'accroît jusqu'à l'infiny, et que l'autre diminue proportionnellement, celle-cy sera zéro quand l'autre sera à l'infini.

Cette proposition est démontrée par la progression de l'hiperbole à la parabole et la diminution des asymptotes. On tire de là cette conséquance: qu'estant donnée la connoissance d'un effet phisique résultant, selon la première idée, d'une cause métaphisique, plus la connoissance phisique et mécanique s'augmentera, plus la nécessité de la cause métaphisique diminuera, en sorte que la première estant parfaite, c'est-à-dire entière, la dernière sera comme zéro, c'est-à-dire nulle.


Second principe
Dans la supposition du mouvement, le laps du temps équivaut à l'intelligence.

Un corps solide n'est tel, selon le Père Malbranche, que par la pression de l'ambiant, mais l'espace et la matière estant infinis ne peuvent recevoir de pression d'aucun ambiant, donc la matière est fluide par opposition à la solidité, et elle ne peut estre fluide qu'elle ne soit en mouvement.

On veut aussi qu'elle ait esté homogène dans son principe, mais elle n'a pu le demeurer longtemps, car dès que l'on suppose le mouvement coéternel à la matière, elle a esté agitée, et n'a pu s'agiter sans altération de ses parties, qui en a disposé plusieurs à s'unir, et de là sont néez les masses, qui s'y sont formées des différentes parties, perdant ou acquérant proportionnellement du mouvement.

Or, dès que ces principes sont accordés, il faut revenir au premier, que le laps de temps équivaut à l'intelligence, parce qu'il n'y a aucune disposition de matière qui ne puisse arriver par le simple effet du mouvement durant une durée infinie: nil mere possibile debet concipi; fuit enim, vel est, vel erit quidquid possibile concipitur aut existit. Tout ce qui est dit possible doit estre conçu comme existant, ou ayant existé, ou devant exister.

Ainsy, celuy qui a dit que la projection des caractères d'une imprimerie ne composeroit jamais l'Illiade par hazard, s'est trompé, car on peut exprimer toutes les combinaisons des nombres. On sçait par exemple qu'en 25 coups de jet de deux dez [doit amener sonnez] et ainsy des autres à proportion. Donc il n'y a nulle combinaison qui ne puisse arriver dans un certain temps et, partant, dans l'éternité.

A l'égard des animaux, plantes et autres mixtes, leur accroissement n'est pas ce qui surprend d'ordinaire, mais c'est leur origine. Le germe s'explique comme une concrétion de glaces qui se fait dans les cavernes: la première goutte d'eau est le fondement de tout ce qui s'y accroît; les voûtes , la disposition du lieu, tout y concourt. Ainsy notre terre, nostre ciel, tout contribue à la formation des espèces. L'uniformité des semences n'a rien de plus singulier, parce que tous les animaux et les plantes engendrent dans les mesmes circonstances; mais, sur tout cela, il est vray de dire que plus la connoissance de la mécanique augmentera, plus la nécessité d'une cause métaphisique diminuera, et quand l'une sera parfaite, l'autre sera zéro, c'est-à-dire nulle.

De ce que l'homme a une âme, le vulgaire a conclu que les bestes en ont une, et Descartes, au contraire, a conclu de ce que les bêtes sont automates que les hommes le sont aussy. Ses sectateurs se sont toutefois attachez à l'écorce de sa doctrine, et ont prétendu d'insister sur ce qu'il a dit des notions différentes du corps et de l'esprit. Mais on luy répond que les propriétez de la matière ne sont pas assez connues, et comme il n'y a nul rapport de la pesanteur d'un corps à sa couleur, et que même un aveugle n'auroit nulle idée de la dernière, on pourroit nier que ces propriétez pussent subsister en mesme sujet, et on le nieroit mal à propos. Ainsy la maxime est véritable: omne quod percipitur in subjecto de eo potest affirmari, mais l'argument négatif ne l'est pas, et on ne sçauroit dire: omne quod non percipitur in subjecto de eo negari debet.

On ne peut pas regarder le sentiment que les hommes ont de leurs actions comme un témoignage de leur liberté. Tout est déterminé dans l'ordre naturel: les hommes le sont avec sentiment et conscience , et les estres inanimez le sont sans sentiment ny connoissance, à raison de leur nature. Or, si l'on conçoit que jamais le seul mouvement des atomes ne pourroit dans l'éternité faire une pendule, il faut, pour rendre raison de cet effet, joindre les deux déterminations: celle qui est purement naturelle, en conséquence de laquelle les matières servant à la construction d'une pendule ont esté formez, et celle qui résulte des occasions de nécessité où l'homme se trouve d'inventer ou de produire des ouvrages. Toutes les deux sont également machinales, et résultantes des loix du mouvement. Mais la seconde estant accompagnée de sentiment d'une part, et de preceptes de l'autre, paroist l'effet de la liberté, à cause du canal par où elle passe.



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